500 ans du protestantisme : les 2 premiers martyrs ont été brûlés sur la Grand-Place
En 1523, les deux premiers martyrs de la Réforme sont brûlés vifs pour hérésie sur la Grand-Place de Bruxelles. Faudra-t-il attendre 2023 pour qu’y soit rappelée cette date clé de l’histoire européenne ?
« Un épais nuage de fumée noire et âcre s’éleva lentement vers le ciel, enveloppant la tour de l’hôtel de ville comme un voile de deuil. La foule indignée et tumultueuse s’était finalement dispersée en maugréant, impuissante à s’opposer à cette manifestation macabre de la tyrannie… » C’est ainsi que Michel Dandoy décrit, dans Le Protestantisme. Mémoire et perspectives (Racine, 2005), l’exécution par le feu, le 1er juillet 1523, sur la Grand-Place de Bruxelles, de Henri Voes et Jean van Esschen, deux frères augustins condamnés pour » hérésie « . Ce sont, tous pays confondus, les premiers martyrs de l’histoire de la Réforme. Très ému, Martin Luther composera, quelques semaines plus tard, son premier cantique en leur mémoire, Un beau chant des deux martyrs de Christ, brûlés à Bruxelles par les sophistes de Louvain.
» Cette page sanglante est reprise dans beaucoup de manuels et ouvrages comme une date clé de l’histoire de l’Europe, mais elle est absente de la mémoire bruxelloise et belge, constate Monique Weis, chercheuse du FNRS à l’ULB et spécialiste de l’histoire du protestantisme. Aucune plaque commémorative ne rappelle le sort de ces deux chanoines inspirés par les idées de Luther, ni celui de tous les autres qui ont souffert de la persécution religieuse dans les anciens Pays-Bas au xvie siècle. » L’oubli sera-t-il réparé pour le 1er juillet 2023, date du 500e anniversaire de l’exécution des frères anversois ? » Nous n’avons pas encore eu de contact officiel à ce sujet avec les autorités bruxelloises, confie Steven H. Fuite, président de l’Eglise protestante unie de Belgique. Mais je peux déjà vous dire que ce projet est dans nos cartons. »
Rupture dans l’histoire protestante
Comment expliquer un tel oubli ? » Dans nos contrées marquées par la Contre- Réforme catholique et par le poids culturel de l’Eglise romaine, la Réforme n’a jamais fait partie de l’histoire officielle, remarque Monique Weis. La commémoration est souvent l’apanage des descendants, des héritiers. Or, en Belgique, il y a eu une rupture nette entre le protestantisme des origines et le renouveau protestant des xixe et xxe siècles. Un trou béant entre les deux époques a rendu difficile la transmission de la mémoire. Il n’y a même pas de musée du protestantisme à Bruxelles ! » Il en existe un très spécifique à Vilvorde (centré sur William Tyndale, auteur de la première traduction de la Bible en anglais), qui ouvre rarement ses portes, et un autre, situé à Horebeke, petite commune des Ardennes flamandes, considérée comme la plus ancienne communauté protestante du pays (1564). » En France, poursuit l’historienne, les descendants des huguenots sont une minorité agissante, impliquée en politique et fière de sa tradition de résistance. La mémoire protestante fait partie du récit national. Rien de tel chez nous. »
Certes, depuis 1890, des protestants célèbres et autres grandes figures du xvie siècle soupçonnées d’hérésie ont leur statue à Bruxelles, square du Petit Sablon : Guillaume le Taciturne, chef militaire de la révolte contre le roi d’Espagne, converti au protestantisme en 1573 ; Henri de Bréderode, dit le » Grand Gueux » ; Philippe de Marnix de Sainte-Aldegonde, diplomate poète calviniste, bourgmestre et défenseur d’Anvers en 1584-1585 ; le géographe Mercator, arrêté en 1543 à Anvers pour hérésie ; le peintre Bernard van Orley, séduit par les thèses de Luther et mis en cause dès 1527 lors d’un procès retentissant… » En revanche, les édiles bruxellois de la fin du xixe siècle, des libéraux anticléricaux, n’ont pas glorifié les deux premiers martyrs de la Réforme, observe Monique Weis. Ils auraient pu les considérer comme les précurseurs de leur combat contre l’emprise de l’Eglise catholique, mais ils rechignaient sans doute à transformer des augustins, donc des religieux, en symboles de la libre pensée ! «
Une première affaire pour l’Inquisition
Qui étaient-ils, ces chanoines d’Anvers condamnés au bûcher ? Grâce aux relations entretenues avec leurs confrères d’Allemagne, ils avaient appris avec un étonnement admiratif la démarche du docteur Luther. Le théologien, lui-même issu de l’ordre des augustins, avait publiquement exprimé ce qui les préoccupait depuis un certain temps déjà. La Bible, selon eux, est le seul guide pour la foi. Elle doit donc primer sur l’autorité et les dogmes de l’Eglise. Confesser les péchés mortels et faire pénitence après avoir reçu l’absolution n’est pas une obligation. Ils doutent de l’existence du purgatoire et assurent que l’ordination ne confère pas de pouvoirs spéciaux, car tous les croyants sont prêtres.
Il n’y a pas de musée du protestantisme à Bruxelles!
Dès 1519, l’humaniste Erasme signale à son ami Luther que ses livres sont lus à Anvers et que ses idées sont propagées par Jacques Praepositus, le prieur du fameux couvent des frères augustins. En décembre 1521, le prieur est convoqué et incarcéré à Bruxelles par le tout premier inquisiteur général nommé par l’empereur Charles Quint. Ce laïc, François van der Hulst, membre du Conseil de Brabant, est assisté par des théologiens louvanistes. Pendant le procès du prieur, l’Inquisition fait arrêter et conduire au château de Vilvorde tous les moines du cloître d’Anvers, qui continuaient à se référer ouvertement à la doctrine de Luther. Le mois suivant, ils sont libérés après avoir abjuré, sauf trois obstinés qui refusent de se rétracter : Henri Voes et Jean Van Esschen, brûlés vifs en juillet 1523, et Lambert Thoren, le nouveau prieur, qui décédera dans son cachot en 1528 et sera enterré sous la potence de Forest.
Tournai, la » Genève du Nord »
Ces condamnations inaugurent la répression des autorités des Pays-Bas contre toute forme d’hétérodoxie religieuse. Soucieux d’éviter la division au sein de la chrétienté et de son empire, Charles Quint publie des » placards » d’interdits. Des milliers de suspects sont incarcérés, certains exécutés, et leurs biens confisqués. » Les lois sont sévères, mais elles sont appliquées avec des hésitations, sinon le nombre de victimes aurait été plus élevé « , note Monique Weis.
Malgré la répression, le vent de la Réforme souffle toujours plus fort sur l’Europe. Elle pénètre dans un premier temps sous la forme luthérienne, puis vient le militantisme des anabaptistes, ancêtres des mennonites. Toutefois, à partir de 1540, l’influence des disciples de Jean Calvin devient considérable. Tournai est surnommée » la Genève du Nord « . La Confessio Belgica (1561) du pasteur montois Guy de Brès, exécuté à Valenciennes en 1567, devient la référence doctrinale des réformés. Le calvinisme progresse en s’alliant au combat politique pour les privilèges de nos régions et de la noblesse et contre l’absolutisme espagnol. En 1566, on évalue à 300 000, soit 20 % de la population, le nombre de protestants aux Pays-Bas. Cette année-là, sur fond de mauvaises récoltes, des protestants iconoclastes détruisent des statues et des peintures représentant des saints. Des cathédrales, des églises, des cloîtres, des hospices sont mis à sac.
Le duc d’Albe réprime
L’année suivante, le duc d’Albe, muni des pleins pouvoirs par Philippe II, fils et successeur de Charles Quint, met en place le Conseil des troubles, un tribunal d’exception destiné à réprimer les émeutes. Le duc n’hésite pas à s’en prendre à l’aristocratie : à Bruxelles, sur la place du Grand Sablon, il fait décapiter 19 nobles et, sur la Grand-Place, les comtes d’Egmont et de Hornes, deux grand seigneurs catholiques favorables à la tolérance religieuse. Au cours de ses dix années de fonctionnement, le » conseil du sang « , comme le surnomme la population, prononce un millier de condamnations à mort et 11 000 bannissements. Ce régime de terreur provoque l’exil de nombreux protestants. Plus de 60 000 se réfugient en Angleterre et dans l’Empire.
» Toutefois, il n’y a pas eu, chez nous, de grands massacres comme ceux de la Saint-Barthélemy, la réaction populaire sauvage de 1572 en France, relève Monique Weis. Le système de répression officiel a fait des victimes, mais on ne s’entretue pas dans les villes entre catholiques et protestants. Nos régions seraient-elles plus imprégnées d’humanisme que d’autres ? Leurs habitants seraient-ils moins disposés à mourir pour des idées ? La question reste ouverte. Pas de quoi être fiers, en revanche, de la délation généralisée qui s’est mise en place, les dénonciateurs recevant une partie des biens confisqués aux protestants. »
Eglises wallonnes à l’étranger
Alors que les provinces septentrionales des Pays-Bas, sous influence calviniste, s’affranchissent du pouvoir espagnol et se constituent en république sous le nom de Provinces-Unies, plusieurs villes des Flandres et du Brabant se dotent de régimes insurrectionnels. Entre 1577 et 1585, Bruxelles, Gand, Bruges, Ypres, Anvers, Ostende, Malines et Tournai deviennent ce que les historiens ont appelé des » républiques calvinistes « . La reconquête de ces cités par Alexandre Farnèse met un terme à l’expérience politique. La république calviniste de Bruxelles capitule en 1585, Ostende résistera jusqu’en 1604.
Les protestants continuent dès lors à fuir à l’étranger. Des francophones fondent 35 » Eglises wallonnes » en Hollande, dont une quinzaine subsistent encore de nos jours. Des colonies wallonnes sont créées à Canterbury, Francfort… D’autres réfugiés wallons, métallurgistes, forgerons et mineurs, vont fonder l’industrie sidérurgique en Suède sous la conduite de l’investisseur liégeois Louis de Geer. En 1626, Pierre Minuit, un calviniste d’origine tournaisienne, achète l’île de Manhattan aux Amérindiens et devient gouverneur de ce qui sera plus tard New York. On estime que plus de 250 000 » Belges » ont ainsi émigré à l’étranger. Pendant ce temps, les archiducs Albert et Isabelle (1598-1633) continuent l’oeuvre d’éradication du protestantisme dans les Pays-Bas méridionaux.
Un luthérien sur le trône
Lors de la guerre de succession d’Espagne (1701-1714), les troupes anglo-bataves de John Churchill, duc de Marlborough, se déploient dans nos régions. Des temples sont alors ouverts à Namur, Tournai, Ypres… Quand les Pays-Bas espagnols sont attribués aux Habsbourg d’Autriche, l’esprit des Lumières s’y répand et, en 1781, l’empereur Joseph II promulgue l’Edit de tolérance, qui reconnaît aux non-catholiques la liberté de conscience. Mais la liberté de culte n’est autorisée qu’en privé. Le protestantisme belge est reconnu sous Bonaparte. En 1804, l’ancienne chapelle royale, à Bruxelles, est attribuée aux protestants. Ils s’y réunissent toujours aujourd’hui.
De nouvelles communautés protestantes s’implantent dans nos provinces après leur intégration dans le royaume de Hollande (1815). On compte environ 15 000 protestants sur une population de 4 millions à la veille de la scission de 1830. La Constitution de 1831 établit l’indépendance des cultes par rapport à l’Etat et ouvre un régime de soutien financier pour le culte, les aumôneries et les cours de religion. Clin d’oeil de l’histoire : un peu plus de trois siècles après l’exécution, sur la Grand-Place de Bruxelles, des premiers martyrs protestants, le premier souverain belge, Léopold Ier, est luthérien.
L’Eglise luthérienne compte deux communautés en Belgique, l’une à Anvers, très ancienne, l’autre à Woluwe-Saint-Pierre, qui fête cette année son quart de siècle d’existence. « La petitesse de notre paroisse bruxelloise rend les relations en son sein amicales et familières, raconte le pasteur, Johannes Reitze-Landau. Nous devons louer un bâtiment pour le culte, car nous n’en possédons pas, et notre budget de fonctionnement est très limité. Il n’y a, pour le moment, pas d’activités en dehors du service du dimanche matin. Le pasteur qui m’a précédé nous a quittés récemment, faute d’argent pour lui payer un salaire. Car nos contributeurs étrangers ont interrompu leur soutien financier. »
Dans un premier temps, l’église a surtout été fréquentée par des Américains et quelques Brésiliens. A présent, les fidèles les plus nombreux sont les Hongrois et les Tanzaniens. Les autres sont Américains, Allemands, Ukrainiens, Slovaques, Sud-Africains, Namibiens, Moldaves, Britanniques et Belges. « Presque tous sont des expatriés, en poste à Bruxelles pour quelques années, constate le pasteur. Certains pourraient se rendre dans une église où on s’exprime dans leur langue maternelle, mais leur confession luthérienne est plus importante pour eux que leur culture ou leur langue. Luther nous a laissé une théologie claire et une identité. Comme l’indique notre formule solus Christus, sola scriptura, la Bible est notre autorité pour la foi et la pratique. Mais Luther n’est pas pour nous un saint ! »
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