© DIDIER LEBRUN/PHOTO NEWS

2019, l’année où les régions ont éclipsé le fédéral

Olivier Mouton Journaliste

Les gouvernements germanophone, bruxellois, wallon, francophone et flamand ont vu le jour dans cet ordre, avant une hypothétique coalition fédérale. Confirmation que le centre de gravité du pays s’est déplacé, que la crise fédérale est grave avec plusieurs missions royales successives et que l’avenir de la Belgique pourrait être en jeu.

C’était il y a six ans, autant dire une éternité. Jeudi 19 décembre 2013 en soirée, au bout de 541 jours d’un blocage politique sans précédent, la Chambre vote la sixième réforme de l’Etat.  » Elle concrétise le déplacement du centre de gravité de l’Etat fédéral vers les Régions et les Communautés « , se félicite Elio Di Rupo (PS), alors Premier ministre d’une tripartite traditionnelle (socialiste – libérale – chrétienne-démocrate) vouée à stabiliser le pays. Six ans plus tard, le 12 septembre 2019, le même Elio Di Rupo, président du PS, s’autodésigne ministre-président wallon à la tête d’une coalition arc-en-ciel (PS – MR – Ecolo). En prenant les devants, Régions et Communautés confirment qu’elles dominent désormais l’espace politique belge et qu’elles entendent jouer un rôle stabilisateur en période postélectorale compliquée. A moins qu’elles ne creusent davantage encore le fossé belgo-belge…

Wallonie et Flandre, laborieusement

Trois jours après le scrutin du 26 mai, les germanophones ont tiré les premiers en reconduisant la coalition associant autonomistes, libéraux et socialistes (ProDG – PFF – SP). Les Bruxellois suivent à la mi-juillet avec l’alliance progressiste PS – Ecolo – DéFI. Wallonie et Flandre, elles, tardent à conclure. Il faut dire que les élections, en renforçant les extrêmes au nord comme au sud du pays, compliquent la tâche des négociateurs régionaux : le Vlaams Belang est devenu le deuxième parti de Flandre avec 18,5 % des voix au parlement régional (+ 12,6 %), tandis que le PTB a fortement progressé en Wallonie (13,7 %, +7,9 %). L’éparpillement des voix rend toutes les majorités compliquées à finaliser en raison des promesses et des exclusives électorales.

Le nouveau gouvernement wallon, emmené par le ministre-président Elio Di Rupo, un arc-en-ciel PS-MR-Ecolo.
Le nouveau gouvernement wallon, emmené par le ministre-président Elio Di Rupo, un arc-en-ciel PS-MR-Ecolo.© BRUNO FAHY/BELGAIMAGE

Du côté francophone, le PS avait promis de composer les majorités  » les plus progressistes possibles « . Sauf qu’en Wallonie, une bipartite PS – Ecolo, privilégiée par les ténors des deux formations, n’obtient pas la majorité arithmétique nécessaire. Le CDH, sanctionné par les électeurs, se retire sous sa tente pour mieux tenter de se reconstruire : en choisissant l’opposition, son nouveau président, Maxime Prévot, rend impossible l’émergence d’un olivier (PS – Ecolo – CDH). Le simulacre de négociation avec le PTB tourne court car le PS ne fait pas confiance à la gauche radicale, laquelle l’accuse en retour de jouer  » du mauvais théâtre « . Rideau . Jean-Marc Nollet, coprésident d’Ecolo, suggère alors une majorité minoritaire baptisée  » coquelicot « , qui associerait PS et Ecolo avec un soutien extérieur de la société civile. Nouveau tour de carrousel, infructueux. Mi-août, le MR entre finalement dans la danse, faute d’alternative. Un mois plus tard, l’arc-en-ciel PS – Ecolo – MR voit le jour, porté par Elio Di Rupo en Wallonie et par Pierre-Yves Jeholet (MR) en Communauté française. La formule, se dit-on, pourrait servir de modèle pour débloquer la situation à l’étage fédéral.

Une fois n’est pas coutume, la Flandre est la dernière à conclure un accord. La reconduction d’une suédoise ( N-VA – CD&V – Open VLD ) est décidée fin septembre avec, à sa tête, le vice-Premier fédéral sortant Jan Jambon (N-VA), que son président Bart De Wever profilait pourtant comme futur Premier ministre. La forte progression de l’extrême droite a contraint le chef de file de la N-VA à  » écouter le signal envoyé par l’électeur  » en dialoguant avec le Vlaams Belang durant de longues semaines. De façon plutôt complaisante, pointent ses détracteurs. Certains partisans d’une ligne dure au sein de la N-VA plaidaient, il est vrai, en faveur d’une telle alliance.  » Il ne faut pas subordonner son propre programme à l’écoute des électeurs d’un autre parti « , met en garde Patrick Dewael (Open VLD), élu en juin à la présidence de la Chambre avec le soutien de tous les partis démocratiques. Et Paul Magnette de proposer cette  » coalition Dewael  » au fédéral.

Les carrousels tournent au fédéral

On a pu croire, durant l’été, que les partis évitaient de finaliser trop vite les discussions dans les Régions et Communautés afin de donner une chance au fédéral. Un leurre. La composition de ces exécutifs ne fait que creuser le fossé belgo-belge. De nombreux élus francophones s’indignent des accents nationalistes du programme de la nouvelle équipe Jambon, symbolisés par l’annonce de  » canons culturels flamands « . Les Flamands, pour leur part, dénoncent le manque de rigueur budgétaire des exécutifs bruxellois et wallon qui hypothèquerait l’avenir.

Quoi de neuf au fédéral ? Depuis les élections, on gagne du temps, en attendant que la situation se décante et que la plupart des partis changent de présiden(t)e. Le roi Philippe tente, tant bien que mal, de gérer une crise qui ne dit pas son nom. Au lendemain des élections, au terme de trois journées de consultation, il nomme informateurs Didier Reynders (MR) et Johan Vande Lanotte (SP.A). Le duo doit tenter de créer un dialogue entre les deux principaux partis du pays, qui n’imaginent pas travailler ensemble.  » PS et N-VA doivent se jeter à l’eau « , martèlent-ils. Reconduits à cinq reprises dans leur mission, ils ne font en réalité qu’occuper le terrain.

A l’issue de 131 jours de travail, le 8 octobre, Reynders et Vande Lanotte concluent que  » six partis sont actuellement en mesure de former un gouvernement fédéral : la N-VA, le PS, le MR, le CD&V, l’Open VLD et le SP.A « . En route pour une coalition  » bourguignonne  » ? Mais le dialogue PS – N-VA accouche d’une souris. Dans la foulée, les  » préformateurs  » Rudy Demotte (PS) et Geert Bourgeois (N-VA) doivent bien constater l’impasse, au bout d’un petit mois de consultations.  » Les simples réunions bilatérales ont permis de vérifier qu’il n’était pas possible de trouver des compromis, explique Rudy Demotte. La N-VA nous a fait glisser sur le terrain du délitement du pays.  »  » Sur le plan socio-économique, il existe un grand canyon entre PS et N-VA « , rétorque Geert Bourgeois. Près de six mois après le scrutin, retour à la case départ.

Le nouveau gouvernement flamand, emmené par le ministre-président Jan Jambon, une suédoise N-VA - CD&V - Open VLD.
Le nouveau gouvernement flamand, emmené par le ministre-président Jan Jambon, une suédoise N-VA – CD&V – Open VLD.© DIRK WAEM/BELGAIMAGE

Si la crise s’aggrave, si un retour aux urnes s’impose et si une majorité N-VA – Belang se dégage en Flandre, l’avenir de la Belgique serait engagé. Des personnalités académiques tirent la sonnette d’alarme : c’est  » la crise la plus grave du pays depuis des décennies « , dixit Marc Uyttendaele et Vincent de Coorebyter (ULB) ; il faut préparer une nouvelle réforme de l’Etat, voire envisager un confédéralisme à quatre, osent Philippe Van Parijs (UCLouvain) et Hugues Dumont (Saint-Louis). Le tout dans une indifférence relativement générale.

Autour de la table, dix partis

Paul Magnette, tout juste élu président du PS, entre en piste le 5 novembre. L’informateur royal déclare vouloir changer de méthode en partant de convergences entre les partis et promet la transparence sur ses travaux.  » Mes chances de réussite sont très faibles, concède-t-il. Sur une échelle de 1 à 10, je les évalue entre 2 et 3.  » L’ancien politologue convoque au passage le philosophe Lao Tseu :  » Celui qui n’essaie pas ne se trompe qu’une fois.  » Autour de la table, il y a désormais dix partis car les chrétiens et les écologistes reviennent dans la danse. L’informateur privilégie un arc-en-ciel associant socialistes, libéraux et écologistes (avec un éventuel appui chrétien-démocrate), mais qui ne disposerait que d’une courte majorité au Parlement et serait minoritaire dans le groupe linguistique flamand.  » C’est lui ou le chaos « , lance sa coreligionnaire, Laurette Onkelinx. L’arc-en-ciel, dernier recours ?  » Si on n’essaie pas de conclure avec la N-VA, alors on exclut 46 % de l’électorat flamand « , prévient Georges-Louis Bouchez, en passe de devenir président du MR. Lundi 9 décembre, Paul Magnette remet son tablier au roi, faute d’avoir pu convaincre l’Open VLD et le CD&V de jouer dans la pièce qu’il avait imaginée.

Le Palais consulte durant deux jours et, le 10 décembre, nomme informateurs deux jeunes novices pour tenter de sortir de l’ornière : Georges-Louis Bouchez (MR) et Joachim Coens (CD&V) viennent tout juste d’être élus à la tête de leur parti.  » Nous sommes optimistes, affirment-ils. Nous ne partons pas de rien.  » Les deux hommes consultent tout le monde, y compris la N-VA d’un Bart De Wever remonté, lors de la mission Magnette, contre l’éventualité d’une  » bouillie arc-en-ciel  » et les  » électeurs passifs de Wallonie « . Bouchez et Coens n’ont pas été jetés dans l’arène par hasard : le MR et le CD&V sont les nouveaux faiseurs de rois, ces deux partis constituent la charnière d’un paysage politique polarisé, dominé par la N-VA et le PS. Le premier rapport au roi des deux informateurs est programmé le 20 décembre. Il est certain, désormais, que le pays fêtera le Nouvel An sans gouvernement de plein exercice.

Au coeur de ce chaos belgo-belge, le 27 octobre, Sophie Wilmès (MR) devient la première Première ministre de l’histoire du pays en lieu et place de Charles Michel, parti vers l’Europe. C’est un symbole important. Malheureusement, elle se trouve relativement impuissante à la tête d’un gouvernement fédéral ultraminoritaire depuis le 21 décembre 2018 et en affaires courantes depuis les élections. Intérimaire au sommet d’un pays en mal d’ambition.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire