20 000 effectifs supplémentaires sont nécessaires dans les hôpitaux (mais ils n’arriveront pas)
Dans un contexte de grogne grandissante, les nouveaux infirmiers diplômés sont très attendus, d’autant plus maintenant que le Covid gonfle chaque jour les admissions. Mais il est loin d’être sûr qu’ils combleront, même à moyen terme, le manque criant en personnel.
Les infirmiers fraîchement diplômés sont attendus. C’est la pierre angulaire des plans du ministre de la Santé, Frank Vandenbroucke (Vooruit), pour combler la pénurie qui atteint des sommets dans les hôpitaux. Il manque structurellement des blouses blanches partout, surtout dans les services spécialisés. La Covid ne fait qu’exacerber une situation existant depuis longtemps. Selon Arnaud Bruyneel, infirmier et doctorant en santé publique (ULB), il faudrait 20 000 effectifs en plus pour couvrir les besoins, selon la norme d’encadrement actuelle qui est obsolète. C’est sans compter l’absentéisme – souvent de longue durée – qui, aujourd’hui, grimpe jusqu’à 30% en de nombreux endroits. Sans compter aussi les conséquences de la vaccination obligatoire des infirmiers qui risque d’en voir écarter plus de 15%. Et qui fâche toute la profession.
Il est urgent d’envisager qu’il n’y ait plus qu’une seule filière de formation infirmière.
Les diplômés seront-ils aussi nombreux que le ministre de la Santé l’espère? Selon l’Académie de recherche et d’enseignement supérieur (Ares), 1 067 bacheliers sont sortis en 2020. C’est davantage qu’en 2019 où l’on n’en comptait que 687, mais le petit nombre de cette année-là s’explique par le rallongement des études de trois à quatre ans depuis 2016. Avant cela, un peu plus de 1 500 étudiants terminaient leur cursus chaque année. « Pour 2021, il faudra attendre mars prochain avant de savoir combien ont été diplômés », indique Nathalie Jauniaux, directrice statistiques à l’Ares. Il est clair que les chiffres ont sensiblement baissé à cause de l’allongement des études: depuis cinq ans, les inscriptions en première année ont chuté de 30%.
Bref, il en faudra du temps avant d’atteindre les 20 000 manquants, en espérant que les défections du personnel en place, qui se sont accélérées depuis la pandémie, ne continuent pas sur leur lancée. Une note d’espoir: « Cette année, il y aurait une hausse des nouveaux inscrits allant jusqu’à 20 à 25% selon les écoles », note Yannick Dubois, directeur à la haute école Galilée (Bruxelles). Et ce, alors qu’on s’attendait plutôt à la tendance inverse. Petit bémol: dans plusieurs instituts, le taux d’abandon, surtout en deuxième année lorsque débutent les stages en hôpital, a augmenté. C’est le cas à l’école Condorcet (Hainaut): « Il ne s’agit pas d’un chiffre vérifié, mais je dirais qu’on a 10% d’abandons, ce qui est bien plus que l’an dernier », observe sa directrice Nathalie Schumacher. Idem à l’Helmo (Liège): « Nous avons eu quatorze abandons sur 330 étudiants, depuis septembre, selon la directrice Laurence Piron. C’est marginal mais inhabituel tout de même. »
Pas de patience pour les stagiaires
L’an dernier, en pleine deuxième vague Covid, une étude (1) réalisée par Arnaud Bruyneel et Véronique Baudewyns, infirmière enseignante à l’école Galilée, montrait que le risque de « burnout académique » touchait plus d’un étudiant sur deux. Ce stress est lié à plusieurs facteurs que l’étudiant peut rencontrer durant sa formation, mais il est clair que la situation en hôpital vécue pendant les stages (soit la moitié du temps scolaire) n’aide pas. « Dans tous les services, pas seulement les soins intensifs et les urgences, ça va mal, constate Cécile Sottiaux, qui dirige l’école de Louvain en Hainaut (Helha). Il manque trop de personnel et, en plus, on va écarter les non-vaccinés… Dans ce contexte, les équipes ne peuvent plus accompagner les stagiaires dans la bienveillance. Elles n’ont plus la patience. Nos étudiants travaillent dans une ambiance tendue. » De son côté, Nathalie Trine, directrice de Henallux (haute école Namur-Liège-Luxembourg), confie que, pour la première fois, elle peine à recruter des maîtres-assistants ou de formation pratique, issus du milieu infirmier.
L’Helha a récemment mis en place une cellule d’écoute et de soutien aux étudiants. Même chose à Condorcet qui vient d’engager une psychologue qui reçoit les étudiants chez qui on identifie un mal-être. A l’Helmo, des groupes de parole anonymes animés par deux psys indépendants de l’institut ont été créés. « On ne sait pas ce qui s’y dit mais cela tourne autour du vécu dans les stages et les groupes sont pleins », assure Laurence Piron. Les difficultés à l’hôpital s’ajoutent à d’autres complications et sources de stress, comme la peur d’être contaminé et de contaminer ses proches. « Même si ce n’est évidemment pas propre aux apprentis infirmiers, il y a aussi le contrecoup de la vie estudiantine réduite depuis le printemps 2020, de la formation en distanciel, bien que les travaux pratiques aient pu être maintenus à l’école, et, pour certains, du job étudiant perdu avec les difficultés financières qui s’ensuivent », témoigne Nathalie Schumacher. Dans plusieurs écoles, une distribution de colis alimentaires a été organisée.
Pour une filière unique
Véronique Baudewyns souligne que « les étudiants de la filière des brevetés, dont les études sont plus courtes que celles des bacheliers, se révèlent plus à risque de développer un burnout s’exprimant par une perte d’efficacité académique ». A fortiori face à une situation pandémique. A contrario, bien qu’ils soient plus demandés par les hôpitaux, les étudiants bacheliers, eux, se sentent surformés, en tout cas pas utilisés en fonction de leurs compétences, selon Yannick Dubois. « Il existe un écart entre leur cursus qui a été rallongé et ce qu’on leur demande sur le terrain, explique-t-il. Au final, ni les brevetés ni les bacheliers ne sont contents. Il est urgent d’envisager qu’il n’y ait plus qu’une seule filière de formation infirmière, quitte à créer une troisième profession entre les aides-soignants et les infirmiers, avec des passerelles de formation entre les trois niveaux en cours de carrière. »
Pour le directeur de l’école Galilée, cela contribuerait certainement à améliorer l’image de la profession qui aurait alors une identité unique, donc plus claire, et qui attirerait plus de candidats. « La double filière entretient une image floue, estime-t-il. Il est révélateur que la plupart des gens, bien qu’ils aient déjà parlé avec un infirmier, connaissent très mal leur métier. Au début de la pandémie, ils les ont applaudis pour les tâches qu’ils sont contents de voir faire par d’autres, pas pour leurs compétences réelles. Or, celles-ci ont beaucoup évolué. Mais le métier reste dévalorisé pour ce qu’il apporte en matière de développement professionnel. » Côté flamand, où les brevetés sont majoritaires, on semble prêt à discuter de la filière unique. Mais pas sûr que les politiques s’engagent dans ce genre de réforme en période de crise sanitaire qui s’annonce encore longue.
(1) L’étude, financée par la Fédération Wallonie-Bruxelles, a aussi été menée par Pierre Smith, Jean-Christophe Servotte et Jacinthe Dancot.
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