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Miron Muslic (Cercle Bruges): «Qu’on soit désagréable à affronter, c’est un beau compliment»

Jacques Sys
Jacques Sys Jacques Sys, rédacteur en chef de Sport/Foot Magazine.

Coach de la révélation du championnat belge, Miron Muslic raconte un parcours jalonné par la guerre, le statut d’immigré et, surtout, le football. Rencontre au sommet de la hype.

Entretien: Jacques Sys

Miron Muslic a mené, contre toute attente, le Cercle Bruges à une place au sein du Top 6 grâce à un style de jeu très marqué. Les éloges pleuvent, et le coach sort le parapluie: «En tant qu’entraîneur, il est très important de garder les pieds sur terre. C’est un peu ma devise. D’ailleurs, les joueurs remarquent rapidement si vous vous placez au-dessus du groupe et si vous commencez à vous considérer comme quelqu’un d’important.» Le coach sait que faire son métier, c’est gravir les marches, et qu’il est important de n’en négliger aucune.

Enfant, Muslic a fui la guerre en Bosnie, dans le sillage de sa famille. «Je ne me souviens pas beaucoup de cette guerre, raconte-t-il. J’ai grandi à Bihać, une ville proche de la frontière croate. Un peu plus loin se trouvait un aéroport militaire. De là, nous étions parmi les derniers à prendre l’avion pour Belgrade. Je me souviens très bien de la peur panique de mon père, qui craignait que l’on soit séparés à cet endroit. Nous avons pris le train et traversé la Hongrie toute la nuit, jusqu’en Autriche.»

«J’ai vite remarqué qu’il y avait un entraîneur en moi.»

Là, une nouvelle vie a commencé…

Au départ, c’était une existence nomade. Mes parents travaillaient dans l’hôtellerie et se déplaçaient d’un endroit à l’autre. Nous avons déménagé une quinzaine de fois, j’avais parfois l’impression d’être un réfugié. Nous vivions avec beaucoup de monde, nous n’avions pas d’espace de vie, pas de chambre, pas de toilettes. Nous devions également changer constamment d’école. Il fallait sans cesse recommencer à zéro, se faire de nouveaux amis et ce, dans une culture différente. Les Bosniens sont bruyants et exubérants, les Autrichiens plus professionnels et réservés. Nous n’avions pas de foyer. Je n’en veux pas à mes parents, ils ont fait beaucoup pour nous. Les Bosniens sont comme ça, ils se retroussent les manches. En fait, nous n’avons pas connu la pauvreté à la maison. Nous n’avons seulement jamais pu faire de voyages, parce qu’il n’y avait pas d’argent pour cela. C’est là qu’on se rend compte que ce n’est pas tout à fait comme ça que ça devrait se passer.

Le football est devenu votre bouée de sauvetage?

C’était une libération. Quand on joue au football, l’origine et la carte d’identité ne comptent pas, on ne se sent pas réfugié. J’étais un attaquant, mais j’étais cantonné à un niveau modeste, même si j’étais international bosnien chez les jeunes. En revanche, j’ai vite remarqué qu’il y avait un entraîneur en moi. Au SV Ried (NDLR: club autrichien de Erste Liga), j’ai dû une fois entraîner les U10 en l’absence, pour quelques semaines, du directeur sportif. Enfin… entraîner est un grand mot, il s’agissait plutôt d’animer les enfants. Ça s’est très bien passé. Il y a eu un déclic, j’ai remarqué qu’ils étaient enthousiastes, que je savais vraiment les captiver. C’est là que je me suis dit: je peux créer quelque chose avec un groupe. Et que j’ai découvert mon amour pour le métier de coach. L’été suivant, j’ai été autorisé à entraîner cette équipe de manière permanente, puis j’ai progressé dans d’autres catégories de jeunes. C’est un privilège, car j’ai ainsi appris à connaître la profession sous toutes ses facettes.

La recette gagnante du coach brugeois: jouer vers l’avant, loin de son propre but, agressif, actif, dynamique. © BELGA IMAGE

Lorsque vous avez été promu entraîneur du SV Ried, vous avez été licencié après dix matchs…

Nous avions perdu sept matchs sur dix et nous n’avions pas gagné une seule fois. En tant qu’entraîneur, vous n’avez rien à dire dans ces cas-là. Cette période a été très importante pour moi, elle faisait partie d’un processus d’apprentissage. J’ai voulu aller trop vite, j’ai manqué de patience, j’ai été trop strict et j’ai fini par me heurter à un mur. Avant cela, tout s’était bien passé. Ma carrière d’entraîneur était en constante progression, comme une fusée. Soudain, vous vous retrouvez dans un environnement où les choses ne fonctionnent plus. Cet échec a été un tournant pour moi. En tant qu’entraîneur, il ne faut surtout pas avoir peur d’échouer. Cela fait partie du processus. Ça rend plus fort, on apprend à s’analyser et à se remettre en question. C’est ce que je fais en permanence. Aujourd’hui encore, tous les jours. Sans cette expérience à Ried, je ne serais pas à mon niveau actuel.

Au Cercle, vous avez d’abord été assistant, mais vous avez rapidement imposé vos idées.

Carlos Aviña, l’ancien directeur technique, cherchait un entraîneur qui pratiquait un football avec un pressing haut. Il m’avait repéré grâce à une personne présente au Red Bull Salzbourg et qui connaissait ma façon de travailler. En fait, Avina m’a donné une mission claire: mettre la pression, bousculer l’adversaire. C’est comme ça que ça doit se passer pour une jeune équipe comme le Cercle: jouer vers l’avant, loin de son propre but, agressif, actif, dynamique. C’est la méthode que nous maîtrisons de mieux en mieux aujourd’hui. Au début, j’étais assistant. A ce moment-là, il fallait parfois faire des compromis. Ce n’est pas facile, même si j’ai toujours été très loyal. Mais Avina m’avait promis que j’aurais ma chance en tant qu’entraîneur principal, du moins si je m’acquittais bien de ma tâche. Cette opportunité s’est présentée. J’ai alors pu faire encore mieux mon travail.

Aujourd’hui, personne n’aime jouer contre le Cercle.

C’est un beau compliment. Le Cercle est très désagréable à affronter. Nous partons du principe qu’il faut atteindre le but de l’adversaire le plus rapidement possible. En fin de compte, c’est cela le football moderne.

«La manière dont nous jouons au football ne peut pas être appliquée partout.»

Le Cercle empêche avant tout l’adversaire de jouer au football.

C’est bien formulé. De quoi s’agit-il en fin de compte? De trouver un concept qui corresponde aux capacités d’une équipe. La manière dont nous jouons au football ne peut pas être appliquée partout. Pour cela, il faut une équipe jeune et enthousiaste. C’est ainsi que le Cercle veut se profiler, en bloquant immédiatement l’adversaire. C’est l’ADN du club, et les décisions d’avenir sont prises en fonction de cette philosophie.

Vous êtes désormais un entraîneur très bien coté.

Mon contrat court encore jusqu’à la mi-2025 et je me sens très bien au Cercle, il y a beaucoup d’harmonie ici, je crois au projet et je suis entouré de bonnes personnes. C’est en fait une histoire d’amour. Mais sur le plan privé, bien sûr, ce n’est pas une situation idéale. Ma femme et mes trois enfants vivent en Autriche, mon épouse y est infirmière et mes enfants fréquentent trois écoles différentes. Bien sûr, nous nous appelons, mais ne pas les voir régulièrement me rend triste. Je suis un père de famille. Je suis en train de réfléchir à la manière dont nous devrions organiser cela à l’avenir. C’est juste un passage dans notre vie. Il m’arrive de rentrer à la maison lorsque nous avons un jour de congé après le match. Immédiatement après la rencontre, je prends la voiture et je roule toute la nuit. Sur 1.000 kilomètres, je ne m’arrête qu’une fois: pour aller aux toilettes (rires).

L’année dernière, vous avez déclaré: «Je veux travailler en Premier League dans les cinq ans.» C’est très ambitieux pour quelqu’un qui commence à peine à se frayer un chemin vers le sommet.

Cette déclaration fut un peu sortie de son contexte: je voulais simplement dire que je rêve du football comme il se joue en Angleterre. L’atmosphère anglaise, le rythme élevé, l’intensité, la recherche du chemin le plus court vers le but, c’est comme ça que ça devrait être. Mais il y a d’autres championnats intéressants. En vérité, je ne m’en préoccupe pas pour le moment.

Vous vivez seul à Bruges. Passez-vous vos journées à penser au football?

Non, ce n’est pas sain. Il faut faire autre chose de temps en temps. Se promener dans la nature, par exemple, permet de recharger les batteries. La nature m’apaise. Et j’ai un hobby un peu particulier: je lis beaucoup sur la géopolitique. J’ai lu environ 60 livres. Je m’intéresse aux trois grandes religions du monde, aux relations internationales, à l’Afrique, à l’Asie, au Moyen-Orient, à l’Amérique du Sud. Comment fonctionne l’Europe, l’Amérique? Quels sont les intérêts en jeu? Quels sont les rapports de force? Ce sont des choses que je veux savoir. Ce qui m’attriste, c’est que dans tous ces conflits, tout le monde regarde ailleurs. Prenez ce qui se passe à Gaza: des enfants meurent de faim, des familles se déchirent, des hôpitaux sont bombardés… Personne ne reste insensible à cela, mais le monde ne fait rien. Il laisse tomber la Palestine. Tout comme ce fut le cas de la Bosnie, même si c’est là que s’est déroulé le plus grand génocide d’Europe depuis la Seconde Guerre mondiale. Qu’est-ce que le massacre de Srebrenica? Huit mille morts. Or, il y avait des casques bleus pour l’empêcher. Mais ils n’ont rien fait, rien du tout. En sachant ça, vous avez envie de comprendre quelle est la politique étrangère réellement menée par ces instances.

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