C’est leur passion pour Alan Turing qui a rassemblé Benoît Solès et Badr Boussabat. © BB

Badr Boussabat et Benoît Solès: «Alan Turing se demandait déjà si une machine pouvait être triste, heureuse, voire amoureuse»

Thierry Denoël
Thierry Denoël Journaliste au Vif

Pour l’expert en intelligence artificielle Badr Boussabat et le dramaturge Benoît Solès, l’IA doit être vue comme un progrès, à regarder avec curiosité mais lucidité.

Leur rencontre paraissait improbable. Rien n’y prédestinait l’homme de théâtre récompensé de plusieurs Molières et l’économiste spécialiste de l’intelligence artificielle (IA). Rien, sauf Alan Turing, le génial mathématicien britannique, père fondateur de la science informatique et héros de la Seconde Guerre mondiale dont le supercalculateur a permis de percer le mystère d’Enigma, l’arme fatale cryptographique des Nazis, et de sauver un nombre incalculable de vies à la fin du conflit. Ce prodige visionnaire, qui pensait plus vite qu’il ne parlait, se demandait déjà, en 1950, si les machines étaient intelligentes et capables de penser. Le test qu’il a mis au point pour le vérifier est toujours utilisé pour évaluer les intelligences artificielles. Ses travaux préfiguraient d’ailleurs ce que serait plus tard l’IA.

Turing était aussi un personnage hors du commun, au QI démesuré, passionné par la nature et les nombres cachés qu’on y trouve. Son homosexualité dissimulée puis condamnée –il subira une castration chimique– lui coûtera la vie. Il n’en fallait pas plus à l’acteur et dramaturge Benoît Solès pour s’approprier le personnage et lui consacrer une pièce de théâtre à succès, La Machine Turing. La passion pour le scientifique s’est aussi emparée depuis longtemps de Badr Boussabat, économiste et consultant, spécialiste de l’IA, auteur de deux ouvrages sur le sujet. Il semblait, si pas prédestiné, nécessaire pour les deux hommes de dialoguer autour de cette technologie qui risque de changer nos vies plus qu’on ne le pense.

Pour les deux auteurs de L’Artiste et l’expert au cœur de la machine, l’intelligence artificielle n’a rien d’effrayant. Au contraire, elle nous promet des jours meilleurs dans tous les domaines, de la santé à la création artistique, et même le fonctionnement de la démocratie. Cela ne les empêche pas de prôner une certaine vigilance. Turing lui-même était un précurseur de la réflexion éthique en matière d’intelligence artificielle en s’interrogeant sur les conséquences de la création de ses machines. Mais les réflexions éthiques ne doivent pas tomber dans une moralisation excessive, estiment Boussabat et Solès. Etre vigilant, c’est bien, mais il faut aussi, et peut-être avant tout, se montrer curieux face à un progrès fascinant.

D’où vient cette passion pour Turing que nourrit l’homme de théâtre?

Benoît Solès: Cela remonte à une bonne douzaine d’années, avant la sortie du film Imitation Game, avec Benedict Cumberbatch et Keira Knightley, qui raconte la vie de Turing. Je suis tombé dessus par hasard –mais est-ce un hasard?– en surfant sur Internet. Je m’intéressais à la symbolique de la pomme, qui m’a renvoyé, dans mes recherches Google, à Turing qui se serait suicidé en croquant une pomme imbibée de cyanure après son ostracisation pour homosexualité. A l’époque, à l’exception de certains historiens de la période contemporaine, il était encore assez peu connu, y compris dans le milieu gay. Mais j’ai tout de suite compris que cela pouvait être un personnage de théâtre extraordinaire.

Outre un mathématicien surdoué, Turing était un observateur passionné. Comment peut-on résumer sa pensée?

Badr Boussabat: Il était animé par la curiosité et la volonté de comprendre la nature. A priori, c’est une qualité qu’on retrouve chez un biologiste. Mais l’observation de la nature est la base de la pensée de Turing. Il existe d’ailleurs un dessin fascinant réalisé par sa mère où on le voit, tout malingre, s’intéresser à la pousse des marguerites plutôt que de jouer au hockey sur gazon avec ses camarades. Il y avait toujours chez lui cette envie de décrypter le fonctionnement de la nature en y reconnaissant, par exemple, la fameuse suite de Fibonacci, dans laquelle chaque nombre est la somme des deux précédents, dont la constance apparaît autour de nous dans de nombreuses formes biologiques comme la coquille d’un escargot ou les spirales d’une pomme de pin.

Pourquoi est-ce si fondamental chez lui?

B.S.: Parce que cette passion pour la nature explique tout le reste, du moins la psychologie du personnage. Il n’a fait qu’appliquer son incroyable capacité à manipuler les chiffres et les concepts mathématiques à cette quête infinie de comprendre le fonctionnement de la nature, car je crois qu’il cherchait à extraire, derrière tout ça, la pensée du grand mathématicien ou du grand programmateur au-dessus de lui, à savoir Dieu.

En quoi son génie mathématique reste déterminant aujourd’hui, en particulier dans le développement de l’intelligence artificielle?

B.B.: Il est un des pionniers de l’IA. C’est lui qui, au milieu du siècle dernier, a posé les bases du célèbre test qui porte son nom: le test de Turing, qui consiste faire converser à l’aveugle un humain avec un ordinateur et un autre être humain. Si l’humain ne parvient à déterminer lequel de ses deux interlocuteurs est la machine, le test est réussi. C’est ce qui a lancé les travaux sur l’intelligence artificielle conversationnelle qui connaît actuellement un boom extraordinaire avec des modèles comme ChatGPT. Turing n’est pas seulement un observateur de son temps, il l’est aussi de l’avenir. Aujourd’hui les chatbots, ces logiciels de dialogue, ont une forme de personnalité: en réalité, il est assez aisé d’identifier s’il s’agit ou non d’une intelligence artificielle en lui posant une question complexe qui nécessite un temps de réflexion. Si la réponse arrive rapidement, on peut décoder qu’il s’agit bien d’une machine et pas d’un humain. Vous voyez, on est toujours dans le test de Turing…

Alan Turing aurait-il été un créateur plus enthousiaste encore au XXIe siècle?

B.S.: Le roman de Ian McEwan, Une machine comme moi évoque un Turing toujours en vie dans les années 1980. Difficile de dire s’il aurait été plus enthousiaste aujourd’hui. En tout cas, à son époque, lorsqu’il donnait des conférences en parlant de machines programmables, pouvant apprendre de leurs erreurs, capables un jour de battre l’homme aux échecs ou de le tromper sur sa nature de machine, son public était abasourdi. Il terminait souvent ses interventions sous les rires et les quolibets, parfois même les insultes. Lorsqu’il parlait de «machines pensantes», on lui rétorquait qu’en considérant qu’on pouvait insuffler une forme de pensée à une machine, il se prenait pour Dieu. Susciterait-il encore une telle sidération en 2024? Il aurait en tout cas quinze ans d’avance sur les autres et ses réflexions seraient bien au-delà des risques économiques que l’intelligence artificielle fait peser sur nos vies.

Une machine peut-elle avoir du génie? Qu’est-ce que l’IA ne pourra jamais faire?

B.B.: Il est impossible de dire quelle est la limite de l’IA. Certains considèrent qu’une intelligence artificielle ne pourra jamais avoir d’humour ni comprendre le second degré. On voit pourtant désormais des machines bien programmées qui s’en approchent. A un certain niveau de deep learning (NDLR: lorsque la machine est capable d’apprendre par elle-même, contrairement à la programmation où elle exécute des règles déterminées), l’état de pensée d’une intelligence artificielle peut confiner à l’émotion. Dans ses conférences, Turing s’interrogeait déjà sur la capacité d’une machine à être triste, heureuse, voire amoureuse. Ce qui l’intéressait, c’était de voir si, par la mécanique qui deviendra l’électronique puis l’informatique, on pourrait créer une forme de pensée mécanique. Désormais, on se demande si un jour une intelligence artificielle pourra avoir une forme de libre arbitre et se retourner contre son programmateur en revendiquant sa liberté de penser. Cela n’a rien d’utopique.

L’observation de la nature est la base de la pensée de Turing. Enfant, il s’intéressait à la pousse des marguerites plutôt qu’aux parties de hockey de ses copains, comme l’a dessiné sa mère. © DR

Le dernier lauréat du prix Turing, Yann Lecun, directeur de Meta, affirme que l’IA n’a pas les capacités de raisonnement d’un chat de gouttière. D’accord avec lui?

B.B.: C’est un débat intéressant. On sait qu’aujourd’hui l’intelligence artificielle ne remplacera pas l’être humain parce qu’elle est soumise aux contraintes de sa marchandisation. Les développeurs nourrissent dès lors leur IA en fonction des besoins et des attentes des utilisateurs, qu’ils soient consommateurs, travailleurs ou employeurs. La direction proposée par l’intelligence artificielle à l’échelle mondiale est à cent pour cent commerciale. La réflexion de Lecun s’inscrit dans ce contexte, mais, en réalité, il est compliqué de prédire jusqu’où l’IA peut aller. Le jour où elle aura un but plus politique, il faudra sans doute réviser ce genre d’avis.

Comment expliquer que seuls 6% des Européens sont prêts à accepter l’intelligence artificielle en entreprise contre 60% des Chinois?

B.B.: Dans un pays come la Chine qui se développe et crée un nouveau modèle, les gens sont plus favorables au développement de l’IA. Dans nos économies matures qui doivent consentir une transition vers un nouveau modèle, les résistances sont plus fortes. On s’interroge davantage sur sa contribution au marché de l’emploi et sur la place qu’on y aura encore. Je forme beaucoup d’employés en entreprise. Je pense que les intelligences artificielles ne constituent pas un risque. Tout le monde a à y gagner puisqu’elles permettent d’être plus productif et de consacrer davantage de temps à la famille, la spiritualité, les loisirs…

Cet optimisme est un peu le ton de votre livre. Mais peut-on balayer aussi facilement ces craintes dans le monde de la culture et du spectacle?

B.S.: Encore récemment, une amie traductrice me disait avoir peur de perdre son job à cause de l’intelligence artificielle. Il y a des craintes, bien sûr. On peut les comprendre, y compris dans les milieux de création culturels. Mais nous avons voulu montrer, Badr et moi, comment se servir avantageusement de l’IA tout en étant lucide sur ses éventuels excès ou, autrement dit, comment regarder ce progrès avec curiosité sans le condamner d’emblée. Dans mon métier, on peut très bien concevoir qu’une intelligence artificielle participe à l’écriture d’un texte.

«Il faut savoir être à la fois curieux et vigilant face à l’IA.»

Benoît Solès

Quelle est la place de l’auteur, alors?

B.S.: Vous savez, pour écrire, on se sert déjà des ancêtres de l’intelligence artificielle que sont les moteurs de recherche. Désormais, on peut aller jusqu’à utiliser l’IA pour proposer une structure, voire certains dialogues. L’auteur restera de toute façon essentiel pour imprimer une sensibilité, une personnalité au contenu final. Jusqu’ici, j’y vois moins une menace qu’un outil, à condition que l’intelligence artificielle se marie avec l’intelligence de l’homme et que l’homme ait l’intelligence de ne pas avoir trop recours à celle-ci par paresse. De toute façon, cela se verrait. On sait que les étudiants font leurs devoirs et dissertations avec ChatGPT. Mais les profs reconnaissent assez facilement une sécheresse dans le style et une trop grande perfection ou précision propres à ces logiciels. Finalement, c’est toujours pareil avec les nouvelles technologies. Les dérives ne tiennent pas tant à la technologie elle-même qu’à l’utilisation qu’on en fait.

Justement, un des problèmes de l’IA n’est-il pas le manque de réflexion globale sur son utilité pour le bien-être des humains?

B.B.: Je pense surtout que les gens ont besoin d’être rassurés par l’utilisation de l’intelligence artificielle. Plus ils verront qu’elle répond à leurs besoins, plus ils seront rassurés. Le fait qu’OpenAI ait rendu la première version de ChatGPT totalement gratuite et accessible était d’ailleurs très malin puisque que beaucoup de personnes l’ont essayée et se sont davantage intéressées à l’intelligence artificielle. Cela a permis de briser la glace.

Bio express Benoît Solès

1972
Naissance, à Agen.
1991
Débute sa carrière de comédien dans un spectacle musical, La Java des mémoires.
1995
Participe à la série télé Le Juste (avec Claude Brasseur).
2011
Ecrit sa première pièce, Appelez-moi Tennessee, où il interprète Tennessee Williams.
2017
Ecrit La Machine de Turing (900 représentations), pièce pour laquelle il recevra quatre Molières en 2019.

N’y a-t-il pas un risque de déshumanisation des relations sociales avec l’IA? Les gens ne préféreront-ils pas vivre un spectacle dans le métavers plutôt qu’aller au théâtre?

B.S.: Je ne crois pas. Je suis persuadé qu’après un voyage dans le métavers, le casque sur les yeux, on aura toujours besoin de se retrouver autour d’un feu pour écouter quelqu’un chanter ou raconter une histoire. Les systèmes Dolby Surround les plus performants n’ont pas découragé les spectateurs à venir s’asseoir sur des fauteuils souvent un peu raides de salles de spectacle et vivre une émotion collective. C’est peut-être un excès d’optimisme, mais j’ai foi en l’homme et en l’art qui rassemble les hommes. Après le Covid et les confinements où l’on ne se contactait plus que par réseaux sociaux interposés et où tout le monde s’était «Netflixé», on avait cru que cela laisserait des traces. Or, les gens sont revenus dans les salles de théâtre ou de concert. Ils avaient envie de revoir des acteurs, des danseurs, des musiciens, des acrobates, en chair et en os. Et puis, l’intelligence artificielle peut aussi servir les spectacles, ne fût-ce qu’avec la technologie des hologrammes qui permet, entre autres, de rendre vivant un personnage célèbre décédé.

L’IA est capable de prédire les émotions et les goûts du public. On le voit avec les propositions de films sur Netflix, en fonction de ce qu’on a déjà regardé. N’y a-t-il pas là un risque d’uniformisation de la culture?

B.S.: Oui et d’ailleurs, il y a quelques années, on a réfléchi, dans un cadre politique, à une application d’incitation aux sorties culturelles qui, justement, proposerait des expériences culturelles hors de celles que vous avez l’habitude de vivre, comme un spectacle de danse, par exemple, aux spectateurs du théâtre du Palais-Royal, à Paris. Il faudrait pousser Netflix et les autres plateformes d’offres culturelles à faire de même, dans une case dédiée aux genres de films ou de musiques que vous n’avez jamais essayés.

Vous évoquez, dans le livre, l’enjeu démocratique de l’IA: un enjeu divisé entre espoirs et dérives?

B.B.: Toute technologie nouvelle comporte un risque de dérives. Le nucléaire, par exemple, est une énergie qui peut alimenter des millions de foyers, mais aussi des armes particulièrement destructrices. Tout dépend du degré de vertu avec lequel on utilise ces technologies. L’intelligence artificielle peut être intéressante pour l’arène civique. Elle permettrait d’instaurer une identité numérique unique et donc d’abolir les profils anonymes qui, sur les réseaux sociaux, véhiculent des messages de propagande haineux ou anxiogènes dont on connaît les effets néfastes sur la démocratie. Elle permettrait aussi de substituer l’argent par la donnée qui deviendrait le nouveau pivot des transactions et offrirait une garantie socioéconomique à tous dès la naissance. Cela transformerait le capitalisme et réconcilierait sans doute la gauche et la droite.

«L’intelligence artificielle peut être intéressante pour l’arène civique.»

Badr Boussabat

N’est-ce tout de même pas utopique? Aujourd’hui, ce sont les Gafam qui tirent les avantages financiers des données des internautes.

B.B.: Effectivement. Le problème est qu’il n’existe pas encore de marché défini permettant des échanges transparents de données avec des contrats, etc. Mais techniquement, c’est tout à fait faisable. J’en veux pour preuve l’extrême complexité du secteur financier qui tourne pourtant très bien avec des instruments numériques et des algorithmes. La monnaie est une convention sociale à laquelle il suffit d’adhérer. Je suis persuadé que, notamment grâce à l’IA, les données sont le futur de l’échange.

Bio express Badr Boussabat

1992
Naissance, à Agadir (Maroc).
2017
Master à l’Economics School of Louvain.
2020
Publie L’Intelligence artificielle, notre meilleur espoir (éd.Luc Pire).
2021
Nommé parmi les 60 leaders de l’IA.
2024
Enseigne à la Sorbonne Business School, à Paris.

Pour tout cela, il faut des règles, une régulation, un encadrement…

B.B.: Oui, mais pas n’importe comment. Dans un article scientifique que j’ai publié récemment, je propose d’instaurer un modèle de scoring, soit une évaluation de zéro à dix des systèmes d’IA utilisés dans le secteur financier par exemple, où cette technologie se développe rapidement. L’idée est d’évaluer leur degré d’équité, un peu comme avec les labels ISO pour les entreprises. L’intelligence artificielle, c’est très vaste. Il est donc compliqué de l’encadrer avec des principes génériques. En revanche, avec un système de scoring, on peut questionner l’objectif d’un système d’IA et pousser ses concepteurs à définir ce qu’ils poursuivent derrière son utilisation.

B.S.: Il faut savoir être à la fois curieux et vigilant face à l’intelligence artificielle. Cela vaut aussi pour tous les domaines artistiques. On pourra alors suivre ces progrès technologiques fascinant sans craindre des dérives. Une anecdote: j’ai créé une nouvelle pièce et je voudrais réaliser une bande annonce d’un minute quinze secondes pour les sites de vente de billets. Cela risque de me prendre beaucoup de temps. Mais est-ce qu’un programme d’IA, dans lequel je balancerais le texte ou même la captation de la pièce, pourrait le faire sans trop dévoiler l’intrigue et en laissant apercevoir les quatre acteurs de façon égale? Je pose la question à Badr…

B.B.: Oui, ce serait tout à fait possible, avec une faible intervention humaine. Il y aurait un petit travail de collaboration entre intelligences artificielle et humaine, pour aboutir à résultat final propre, sans connaissances techniques à avoir a priori.

© DR

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