La polémique a enflé après que la séquence a été postée par la RTBF sur les réseaux sociaux. © Capture d’écran

Parodie au Grand Cactus: «Le rire se situe entre le droit et la morale»

Ludivine Ponciau
Ludivine Ponciau Journaliste au Vif

De qui, de quoi, et de quelle manière est-il permis de rire aujourd’hui? L’affaire de la séquence du «Grand Cactus» ramène une fois encore à cette brûlante (et très actuelle) question.

La polémique autour de la parodie de la chanson «3e sexe» (rebaptisée «128e sexe») par le duo d’humoristes formé par Cécile Giroud et Damien Gillard dans les rôles de Christine and the Queens et Nicola Sirkis, ne désenfle pas. Elle commence même à circuler en France, où le groupe Indochine a réagi, qualifiant le sketch de «parodie affligeante».

Pour mémoire, le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) a été saisi d’un «grand nombre de plaintes» (ndlr: environ 200) concernant un passage de l’émission du Grand Cactus, diffusé le 19 septembre sur la chaîne Tipik de la RTBF. Les plaignants dénoncent «le caractère transphobe et stigmatisant des paroles de la chanson à l’encontre des personnes transgenres et non-binaires», explique le CSA.

Récemment, en mai 2024, une autre polémique sur une séquence humoristique avait suscité de très vives réactions. Sur France Inter, le chroniqueur Guillaume Meurice avait comparé Benjamin Netanyahou à «une sorte de nazi sans prépuce» dans l’émission Le Grand Dimanche soir. L’affaire avait été jugée en faveur de l’humoriste qui avait, finalement, été sanctionné par sa direction après avoir répété sa vanne à l’antenne. De nombreuses voix s’étaient élevées pour défendre l’humour et la liberté d’expression et s’insurger contre le «politiquement correct».

En Belgique, c’est Dan Gagnon qui, en octobre 2022, annonçait son départ de la RTBF, laissant entendre que la pression était devenue insupportable après qu’il a osé critiquer, dans sa chronique «On crame tout», le choix de son employeur de diffuser la très peu éthique Coupe du monde de football au Qatar.

Dan Gagnon a d’ailleurs réagi à l’affaire du Grand Cactus mais en se rangeant aux côté de la communauté LGBTQIA+, pointant notamment le fait que la parodie a été reprise par certains sites d’extrême droite: «Quand Français de Souche trouve que ton sketch est chouette et que la communauté visée trouve que c’est horrible, ça ne devrait pas être compliqué de choisir ton équipe…»

Rares sont les autres professionnels du rire qui se sont exprimés sur le sujet. Dans la DH (25/09), Richard Ruben estime que la séquence était «une manière de faire une photographie d’une époque», «de ce qui nous touche». Des artistes, comme Mustii (juré de l’émission de téléréalité Drag Race Belgique), se sont exprimés pour condamner la séquence. Sur les réseaux sociaux, de nombreux internautes soulignent quant à eux la nécessité de respecter la liberté d’expression, argumentant que le côté parodique du sketch est clairement identifiable et qu’il a été diffusé dans le cadre d’une émission satirique.

Difficile d’évaluer à quel point les avis favorables ou défavorables exprimés sur les réseaux sociaux sont représentatifs de ce que pense l’ensemble de la population qui a visionné la séquence, et qui ne s’exprime pas.

Malgré les salves, la RTBF n’a pas retiré le contenu polémique. La chaîne a toutefois clarifié ses intentions, affirmant notamment qu’il n’y avait «aucune volonté de nuire ou de cibler de façon irrespectueuse les personnes transgenres et non-binaires. Si ce contenu a heurté les sensibilités et le vécu de personnes nous le regrettons. En tant que média public nous continuerons de promouvoir la liberté d’expression et de lutter contre les discriminations».

En mai 2024, en pleine affaire Meurice, Le Vif avait enquêté sur la pratique du rire et avait fait réagir plusieurs analystes et spécialistes du rire sur la polémique en cours mais aussi, et plus largement, sur la manière dont l’humour a évolué ces dernières années. Sur ce qu’il est aujourd’hui permis ou non de dire ou de faire au nom du rire. Voici ce qu’ils en disaient.

Judiciarisation de l’humour

Guillaume Grignard, docteur en sciences politiques et sociales et chargé de recherche et d’enseignement à l’université catholique de Lille estime que «dans notre société, le rire est perçu de manière très positive. Il réunit, comme c’est le cas pour les couples par exemple, mais peut aussi diviser. Et passer du bon au mauvais rire ».

Dans un sondage mené quelques mois après les attentats de Charlie Hebdo par la Licra, la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme, les répondants confirmaient leur profond attachement au droit à l’humour. Les résultats mettaient également en lumière une certaine confusion et d’inquiétantes lignes de fracture. Si plus de huit sondés sur dix estimaient que le rire permet de prendre du recul par rapport aux sujets plus difficiles et de dénoncer les injustices, 71% jugeaient qu’ils rient moins maintenant qu’il y a 30 ans et 66% qu’on ne peut plus rire de tout, notamment en raison de la censure judiciaire et de l’autocensure, mais également du politiquement correct.

«Certaines catégories de personnes sont en quelques sorte des cibles « obligées » de l’humour: les gays, les trisomiques, les Juifs, les Arabes… Ces moqueries sont à présent vécues par les acteurs de certaines de ces catégories comme une agression symbolique, un déni de reconnaissance intolérable. Ce qui a conduit à une forme de politiquement correct et à la judiciarisation de l’humour», analyse David Le Breton, professeur de sociologie à l’université de Strasbourg et auteur de Rire: une anthropologie du rieur (éd. Métailié, 2018). C’est ainsi qu’en 1999, l’acteur et humoriste Patrick Timsit s’est retrouvé devant la justice après avoir comparé les personnes porteuses de trisomie 21 à des crevettes roses, «tout est bon sauf la tête». «Cette forme d’humour est moins bien acceptée aujourd’hui parce que le curseur a été déplacé. Et parce qu’une blague peut faire très mal à certaines populations, elle doit être bien réfléchie et canalisée. L’une des conséquences de cette évolution des normes sociétales, c’est que les humoristes de notre époque sont un peu perdus. Ils ne savent plus trop sur quel pied danser.»

Dans une interview teintée de nostalgie, le toujours très populaire trio Les Inconnus avait lui-même reconnu que faire des sketchs dans la veine d’un «Marie-Thérèse», avec l’accent antillais, ou d’un «Tournez ménages», et son truculent «Est-ce que tu baises?», serait très compliqué à l’heure actuelle.

Outre le fait qu’il englobe de nombreuses catégories (les femmes, les personnes racisées, les religions, etc.), le politiquement correct a aussi la particularité de ne pas s’imposer de la même façon à tous les professionnels du rire, fait remarquer David Le Breton. La société admettra plus facilement qu’une humoriste au style corrosif comme Blanche Gardin fasse rire au sujet des gays et des lesbiennes que l’un de ses camarades de scène masculins.

Humour: censure ou autocensure? De quoi rit-on encore? De quoi peut-on encore rire? Une sempiternelle question à laquelle Alain Vaillant, professeur de littérature française à l’université Paris Nanterre répond à travers plusieurs ouvrages, et derrière laquelle on voit se profiler, ironise-t-il, «la condamnation du politiquement correct, la crainte d’une nouvelle censure morale, la nostalgie du bon vieux temps où, forcément, on savait mieux rire. C’est en effet une constante de tous les discours sur le rire: comme l’on rit davantage dans sa jeunesse qu’à l’âge mûr, toute personne avançant dans sa vie a l’illusion que la culture du rire décroît de façon générale, confondant son propre vieillissement avec le temps collectif de l’histoire.»

Revenant ensuite sur le cas d’un caricaturiste de L’Humanité qui avait été viré pour avoir réalisé un dessin sexiste, il relève une contradiction entre ce type de mesure et le fait que, depuis les attentats de Charlie Hebdo – et plus encore après l’assassinat du professeur d’histoire Samuel Paty –, «on répète sur tous les tons qu’aucune caricature, aussi choquante et de mauvais goût soit elle, ne devrait être censurée». Par censure, Alain Vaillant entend l’empêchement d’une production comique, qu’il soit exercé à travers les voies institutionnelles ou les médias. Sur ce point, se positionne-t-il, «on peut effectivement admettre que la sphère médiatique de nos sociétés libérales, agissant désormais comme un « quatrième pouvoir », exerce une censure comparable à l’autorité administrative dans les régimes moins démocratiques».

Le professeur rappelle aussi que le rire se situe entre le droit et la morale. Et que tout artiste ou écrivain intervenant dans l’espace public doit assumer seul la responsabilité de ses productions, quel que soit le public auquel il s’adresse. Une réalité à laquelle les humoristes d’une époque jugée par certains plus libérale et moins soumise au politiquement correct, comme Pierre Desproges, n’échappaient pas. «Le problème que pose Desproges (NDLR: lorsqu’il prononça la phrase «On peut rire de tout, mais pas forcément avec tout le monde», reprise à tort et à travers et souvent interprétée un peu trop librement), n’est pas de savoir s’il est possible « de rire de tout » mais si l’on peut s’autoriser de dire tout ce qu’on veut pourvu que l’on fasse rire: autrement dit, de savoir si l’énoncé risible devrait bénéficier d’un statut d’exception, parce que l’on jugerait que le rire désamorcerait ce qui serait pourtant explicitement énoncé et lui enlèverait sa force de nuisance. Y aurait-il une innocuité, interroge Alain Vaillant, par nature, de la parole comique ou humoristique, dans la mesure où, provoquant le rire, elle lui ôterait ispo facto la violence idéologique qu’elle comporterait si on l’écoutait sérieusement?»

Ce qui a profondément changé la donne ces dernières années, c’est l’effet d’amplification que procurent les réseaux sociaux. Si, autrefois, on faisait le choix de se rendre au spectacle d’un humoriste sulfureux, aujourd’hui ces blagues potentiellement blessantes circulent à la seconde même où elles sont formulées, prenant par surprise celui qui la reçoit (et qui n’est pas forcément demandeur) et l’empêchant de prendre du recul. «A l’époque de Coluche, il fallait de bonnes raisons pour se mettre à écrire à un auteur pour lui expliquer pourquoi on était fâché. Aujourd’hui, les réseaux sociaux permettent de réagir très vite et très fort. Si Coluche avait eu un compte Twitter, il aurait été confronté aux mêmes attaques (ndlr, que Guillaume Meurice)», illustre Guillaume Grignard.

Un fond de méchanceté

Le plaisir de rire est-il foncièrement malsain? C’est la question que pose Régis Tomàs dans le revue Multitudes (n°30, 2007/3). L’écrivain observe que le rire n’est possible que parce qu’il subsiste, même chez le meilleur des hommes, un fond de méchanceté. «Blondes, Arabes, Juifs, Belges, politiques, prostituées. La caricature est poussée à son paroxysme, la nuance écartée, la charité oubliée. Le rire semble à ce moment-là posséder ce pouvoir inouï de réunir l’oncle raciste et le neveu gauchiste, de briser les clivages les plus épidermiques autour de la gaudriole. Pis, nous rions aussi, laissant un instant la lucidité au placard, faisant fi de notre belle conscience morale.» Il considère également que rire de quelqu’un dans la vie ou d’un comédien sur scène sont deux expériences radicalement différentes sur le plan éthique. «Dans le second cas, le rieur prend conscience que la frontière qu’il établit entre lui et le personnage caricatural est intenable. Et rit de lui, en définitive.» Le rire a ceci de particulier qu’il peut se mettre au service de la société contre l’individu, ou au service de l’individu contre la société. Chose bien comprise par les dictateurs.

Rire de l’autre, de sa différence, des minorités, y compris de manière cruelle, est-il le fondement de l’humour? Dans son ouvrage Le Rire (éd. ladécouverte, 2021), Laure Flandrin explore la plus socialisée de toutes les émotions. Partant de l’exemple de la blague raciste, la sociologue revient sur le jeu croisé entre le proche et le lointain qui s’opère lorsqu’une catégorie de personnes est ciblée. «Le rire n’a rien de xénophobe en lui-même. Mais il peut offrir un potentiel d’exclusion que le raciste est susceptible d’activer pour produire une image dégradante des racialisés, rapportée à une essence immuable. Le raciste recourt d’autant plus volontiers au rire qu’il est un signe fondamentalement ambivalent et qu’il lui permet d’avancer masqué: si la xénophobie lui est reprochée, il pourra toujours prétexter d’un effet de double sens que ses interlocuteurs n’auront su apprécier.» Le rire raciste a ceci de particulier, appuie la chercheuse, qu’il ne s’assume que très rarement comme tel. Ce qui n’est pas le cas du rire nationaliste, qui consiste à se moquer de ses voisins (NDLR, les Français des Belges, les Belges des Néerlandais, etc.) et les enfermer dans des stéréotypes et qui s’appuie sur une logique fédératrice du «eux» et «nous».

Mais le stéréotype racial, lui, «rassure en ce qu’il réifie l’autre dans un nombre restreint de propriétés naturalisées (à commencer par la couleur de la peau) et un rôle social dont il ne doit pas s’émanciper». Impossible de ne pas y voir un héritage colonialiste. Le rire raciste, évalue encore Laure Flandrin, n’emprunte pas le même chemin que la blague destinée à marquer son affiliation à un groupe. «C’est l’inverse qui se produit: il y a d’abord le rejet activé par la menace d’un rapprochement possible, puis la formulation d’une différence ethnico-radicale qui vient lui donner une justification a posteriori en mobilisant tous les stéréotypes disponibles.»

A partir de quand une blague est-elle de mauvais goût? Lorsqu’elle ne respecte pas la «grammaire de l’humour», le bon tempo, évalue Guillaume Grignard en empruntant la formule à Charline Vanhoenacker. Manier l’humour nécessite de garder l’équilibre et de pouvoir adapter ses blagues au public devant lequel on se trouve. «Le paradoxe de la blague d’actualité, c’est que si elle porte sur un sujet déjà bien digéré par le public, elle fera moins rire que si on est dans le chaud. Puisque dans ce cas, le rire aura une fonction psychanalytique, qui est de soulager.» Or, si le public ne rit pas, c’est que la vanne ne s’inscrit pas dans cette fonction, qu’elle passe à côté de l’objectif.

La blague se fait à trois

Le problème survient lorsqu’on ne rit plus avec quelqu’un mais de quelqu’un qui n’est pas inclus dans le processus. La blague se fait à trois: il faut le blagueur, la cible et un public complice, établit Alain Vaillant. Or, «il y a des cas où la dissociation entre la cible – agressée – et le public – complice – est plus nette: la plaisanterie, où le blagueur fait rire son public au détriment d’une victime absente qui, cette fois, est totalement exclue de la relation de connivence».

Certains sujets, enfin, restent des tabous suprêmes en raison du traumatisme collectif qu’ils représentent. Rire du Covid reste difficile. Trente ans après les faits, les blagues sur Dutroux passent toujours aussi mal. Elles n’entrent pas (ou pas encore) dans la fonction réparatrice du rire, celle qui permettait aux peuples malmenés de s’endurcir face à la dureté du réel et de s’exercer à l’indifférence par l’humour. «Après des décennies où la guerre n’est plus venue troubler la vie, évalue Alain Vaillant, nous avons perdu l’habitude de faire le gros dos en riant. De surcroît, avec la mondialisation, nous ne nous accordons plus le droit, heureusement, d’être indifférent à ce qui ne nous concerne pas directement.»

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