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Qui sont les «ennuyeux anonymes», ce club qui célèbre les choses banales pour être heureux?

Le Vif

A l’«exceptionnel», ils préfèrent des activités aussi banales qu’arracher des brins d’herbe ou se délecter des volutes d’un café chaud. Et s’ils avaient compris comment être heureux?

Thierry Kempeneer aime s’adonner à des choses sans réelle utilité. Quand il façonne des bâtons de marche, ce n’est donc pas pour les utiliser (il ne fera jamais le GR20), encore moins pour les vendre, «même si j’en ai déjà vu de moins beaux que les miens dans le commerce». Non, si cet Anversois expatrié en Australie depuis six ans taille régulièrement du bois dans son petit atelier, c’est simplement pour le plaisir éprouvé à ôter la matière et à découvrir ce qui se cache derrière. «Ça me procure une certaine sérénité, ça me rassure, confie l’employé dans le secteur des télécommunications, qui pense cultiver depuis toujours cette passion pour les petits plaisirs. Je revois des images de moi à 4 ou 5 ans, assis sur un banc occupé à déguster des fraises bien juteuses. Aujourd’hui, il m’arrive même d’avoir la chair de poule quand j’entends un chant d’oiseau à l’arrivée du printemps.»

En bon disciple de la Gen X, c’est évidemment sur Facebook que Thierry a découvert le Dull Men’s Club (le club des hommes ennuyeux), dont les membres partagent des photos qui font l’éloge du quotidien, du banal, du soi-disant ennuyeux. «On y prend son temps, on contemple et on regarde les choses d’une manière plus simple au lieu de risquer de se tuer pour un selfie au bord d’une chute d’eau», s’amuse-t-il, principalement séduit par l’ironie des posts mêlant jets de dés, photo d’un convoi exceptionnel ou analyse de plaques d’immatriculation, mais aussi par les commentaires caustiques. «J’aime côtoyer des gens heureux de ce qu’ils ont autour d’eux, conclut-il. Quand je vivais à Paris, j’habitais dans un quartier populaire du XXe arrondissement où tous les voisins se connaissaient et s’échangeaient de la nourriture en circuit court. J’ai adoré: vivons simplement, vivons ensemble.»

«J’aime côtoyer des gens heureux de ce qu’ils ont autour d’eux.»

Un bonheur physique

Désormais rejoint par 1,4 million de personnes sur Facebook, le Dull Men’s Club est une invention de l’Américain Grover Click, qui cherchait «un endroit pour se sentir à l’aise, sans être obligé d’être à la mode», où «l’excitation en toute sécurité» prévaut et dont les membres apprécient ce qu’ils ont avant de penser à ce qu’ils pourraient avoir de plus. Opposée à la très tendance Fomo (Fear of missing out, la peur de rater quelque chose), cette forme de Jomo (Joy of missing out, la joie de manquer) se définit à travers des activités jugées peu attrayantes comme l’observation de l’herbe qui pousse ou de la peinture qui sèche. Ou comment se détourner du faste au profit du sobre.

Psychologue du bien-être, chercheur et enseignant à la KU Leuven, Hein Zegers a rencontré plus de 500 personnes ayant fait le choix de la simplicité volontaire. «Pratiquement tous les interviewés avaient fait un pas en arrière après avoir mené une vie trépidante où ils n’arrêtaient pas de bosser, souligne-t-il. Beaucoup utilisaient l’image du hamster dans une roue ou d’un pilote automatique dont ils ne voulaient plus.» Adepte de la psychologie positive, Hein Zegers rappelle qu’il en existe une branche dont l’intérêt porte sur la délectation, à distinguer de la pleine conscience. «Le mindfulness consiste à considérer à distance, à regarder les nuages qui passent dans le ciel ou des feuilles qui avancent sur une rivière, mais sans rien ressentir, détaille le psychologue. La délectation a aussi cette ambition de remarquer, mais elle y ajoute celles de profiter, de ressentir un bonheur physique, quelque chose en plus.»

Tout compte fait, le Dull Men’s Club n’a donc de «barbant» que la réputation négative que l’opinion publique confère aux choses accessibles à tous au quotidien. Ces apologistes de l’ordinaire seraient peut-être même d’authentiques rebelles de la société du paraître… «L’objectif n’est pas de mépriser ce qui est populaire ou tendance, plutôt de ne pas s’arrêter à ce que les autres trouvent intéressant ou pas, avance Pierrick Leclercq, « jeune homme ennuyeux » de 24 ans, tout juste diplômé en BD à Saint-Luc Liège. Se créer sa bulle, avec ses propres références, a quelque chose de gratifiant.» C’est après avoir vu défiler le post de deux Britanniques qui venaient d’acquérir un vieux bus qu’il a rejoint le club où il s’est immédiatement senti à sa place. «J’observe beaucoup ce qui m’entoure, ça permet de voir un aspect du quotidien qu’on peut facilement ignorer. Un motif de pavés qui s’alignent correctement sur une bouche d’égout, c’est complètement anodin, mais ça peut rendre la vie de tous les jours plus divertissante, enchaîne le dessinateur. Moi, ça m’apporte une forme de réconfort par petites doses. C’est une suite de microdécouvertes qui rendent mon environnement plus familier.»

Sobriété idéologique

Adolescente, Colette Nys-Mazure fermait systématiquement les yeux durant les scènes d’amour des films qu’elle regardait. «Pas parce que j’avais peur, parce que j’avais envie d’inventer moi-même. Je détestais qu’on m’apprenne comment faire.» Appréciant la fraîcheur toute estivale d’un après-midi pluvieux dans une tenue en dégradé de vert, l’écrivaine, notamment autrice de l’essai La Célébration du quotidien (Espace Nord, 2022), confie que son destin tragique de jeune orpheline a certainement contribué à lui faire plus facilement assumer sa singularité. «On devrait pourtant cultiver le respect de notre for intérieur, car je crois que c’est là que peut nidifier ce goût de ne pas faire comme tout le monde, s’envole la Tournaisienne. Ce n’est pas une question d’orgueil, mais d’être capable de discerner ce qui est indispensable de ce qui est à la mode, et développer cette saveur d’être autant disponible pour les autres qu’on a du plaisir à être avec soi-même.» L’octogénaire croit primordial de s’opposer à tout ce qui est automatique et, peu avare en références littéraires, arrime sa pensée aux propos de Milan Kundera, selon qui la vie humaine est menacée par les termites de la réduction. «Une guerre de 100 ans est résumée en deux lignes dans un livre d’histoire, une passion amoureuse est souvent réduite à une photo, image-t-elle. La restitution de l’épaisseur de la vie est un travail nécessaire qui appartient notamment aux artistes… et finalement à ces « ennuyeux anonymes », qui cherchent à sentir le vivant, à être présents ici et maintenant.»

«Se créer sa bulle, avec ses propres références, a quelque chose de gratifiant.»

Certains fidèles du banal parlent même d’un Graal à toucher, à savoir la «zone», un concept que l’on doit au psychologue hongrois Mihály Csíkszentmihályi. «Il s’agit d’un état mental marqué par une absorption totale qu’on atteint lorsque nos capacités et le challenge à relever sont plus ou moins au même niveau, développe Hein Zegers. Je ne le rencontrerai pas si je tiens un téléphone en l’air pendant dix minutes, parce que c’est trop facile, ni en voulant expliquer la théorie de la relativité en serbo-croate, un défi trop relevé. En revanche, parler de la « zone » en français alors que ce n’est pas ma langue maternelle peut me faire entrer dans cette zone.» Un autre exemple? C’est typiquement le ressenti qui précède le moment où l’on regarde sa montre sans comprendre comment le temps a pu passer si vite.

Le risque de l’isolement

Aussi paradoxal que cela puisse paraître, cette recherche de simplicité volontaire a ses aspects complexes. Hein Zegers s’en est rendu compte le jour où il a opté pour des vacances en roulotte et où il a lui-même dû ramasser du bois, s’assurer qu’il soit sec, le couper, faire le feu puis se relever la nuit pour l’alimenter. «Ce mode de vie peut également être discriminatoire dans notre société tellement basée sur l’idée de faire carrière, d’avoir une maison, une voiture et un jardin dont l’herbe est tondue tous les quinze jours, note le chercheur. Se détacher de ces préceptes tellement ancrés –même quand on opte pour un job à mi-temps qu’on aime alors qu’il rapporte moins– peut créer une forme d’isolement.» Pierrick l’a expérimenté à l’adolescence, «quand tout le monde était sur le dernier GTA (NDLR: un jeu vidéo) ou sur Insta» alors qu’il préférait passer du temps avec son train miniature ou sur ses dessins. «Forcément, ça n’était pas le chemin le plus court pour se faire des amis et ça m’a valu quelques moqueries.» Depuis, l’auteur de BD s’est bâti un réseau de potes avec lequel il partage sans gêne photos de voiture, détails insolites ou anecdotes amusantes. «Le Dull Men’s Club a renforcé mon intérêt pour les petites choses en me prouvant que je n’étais pas seul.»

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