Franklin Dehousse

Ursula von der Leyen, la mauvaise candidate au mauvais moment

Franklin Dehousse Professeur à l'ULiège

Quelques mois avant les élections européennes, Franklin Dehousse s’interroge sur un éventuel deuxième mandat de l’actuelle présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen.

Dans un climat de déstabilisation politique, et d’indifférence assez générale du public, on évoque souvent la renomination d’Ursula von der Leyen pour un deuxième mandat à la présidence de la Commission européenne. Cela peut paraître secondaire. Après tout, depuis Santer, en passant par Prodi, Barroso, et Juncker, on a empilé les présidents médiocres.

Pareil détachement constitue une erreur. L’Union européenne dérive à l’heure actuelle vers la plus grande crise de son histoire (de façon paradoxale, beaucoup l’ont affirmé au moment du Brexit, à tort, et commettent maintenant l’erreur inverse). En premier lieu, la guerre est redevenue une menace majeure sur le continent, au moment même où les Etats-Unis se révèlent non fiables. En deuxième lieu, l’Union affronte clairement une montée de la menace climatique. Or, ses efforts demeurent insuffisants – et sont de plus en plus contestés. En troisième lieu, la grande crise financière, puis la pandémie du Covid-19, puis la guerre en Ukraine, ont accru le délabrement des finances publiques. La remontée des taux d’intérêt oblige à l’affronter. Ces menaces se renforcent les unes les autres. Or, la présidence de von der Leyen a mis en évidence, de façon regrettable, son incapacité à les gérer.

Pour le comprendre, il faut retourner à 2019. Après élimination d’une série de candidats déclarés, von der Leyen a surgi en dernière minute, poussée par Macron, puis Merkel. En apparence, il s’agissait d’un bon profil. En fait, von der Leyen, après six ans de ministère, avait tout à fait raté la réorganisation de l’armée allemande, éludé les questions de la commission parlementaire contrôlant son utilisation massive de consultants, et détruit dans ce contexte à deux reprises toutes les données de son téléphone. En synthèse, comme le disait un ex-ministre de la défense de son propre parti, « la situation de l’armée est catastrophique » (diagnostic tristement confirmé depuis lors). (Politico, 2/7/2019).

Néanmoins, dans le contexte politique difficile, et pour nommer enfin une femme à la tête de la Commission, de nombreuses personnes (dont l’auteur) pensèrent alors qu’un compromis s’imposait, avec l’espoir qu’elle tirerait les leçons de ses fautes passées. Très vite, hélas, ces espoirs se sont révélés vains.

Ainsi, son conseiller en communication Flosdorff a été immédiatement nommé – à côté du porte-parole officiel – au niveau de directeur général (17 000 euros par mois à l’époque) avec la mission exclusive de promouvoir l’image de la présidente en Allemagne (Libération, 9/11/2019). Ayant promis la transparence au Parlement européen pour être nommée, von der Leyen l’a aussi rapidement sabordée, en refusant l’accès au contrat de l’agence chargée de promouvoir sa personne. Tout de suite, on le voit, le culte de l’image apparaissait le souci primordial de la présidente (comme en Allemagne avant).  

En revanche, la vision stratégique s’est vite révélée inexistante (comme en Allemagne avant). Au début de 2020, le Covid-19 suscita l’adoption rapide et désordonnée d’entraves nationales par les gouvernements. Certains d’entre eux rappelèrent à la Commission de veiller à la libre circulation. Pas von der Leyen. Le tandem franco-allemand, sous l’impulsion de Macron, proposa un emprunt européen exceptionnel pour lutter contre le choc économique de la pandémie. Pas von der Leyen. Plusieurs Etats proposèrent de regrouper leurs commandes de vaccins. Pas von der Leyen.

Derrière la faiblesse stratégique persistait la faiblesse managériale. Par le choix de mauvais gestionnaires, l’Europe perdit plusieurs mois par rapport à l’Amérique de Trump ou la Grande-Bretagne de Johnson (gestionnaires pourtant peu doués). La commissaire Kyriakides fut discrètement remplacée par le commissaire Breton, qui devait se révéler à plusieurs reprises comme un des seuls commissaires efficaces. Ensuite, la Commission refusa systématiquement l’accès aux contrats d’achat des vaccins – même au Parlement européen, qui devait la contrôler. Un refus qui entoure d’opacité des contrats atteignant au moins les 35 milliards d’euros, précédent cataclysmique pour l’avenir, notamment en défense.

Par surcroît, von der Leyen a eu des échanges directs secrets par sms avec le CEO de Pfizer, premier bénéficiaire de tous ces milliards. Comme nous l’avions souligné alors, il fallait tout de suite neutraliser ce problème. Or, von der Leyen a fait l’inverse. Elle a d’abord prétendu que les sms n’existaient plus (comme en Allemagne avant). Cela s’est révélé un mensonge, et elle a ensuite affirmé qu’elle n’avait pas l’obligation de les communiquer. De façon prévisible, un recours judiciaire a été intenté par le New York Times (reflet d’une certaine complaisance de la presse européenne), et une enquête a aussi été ouverte par la procureure européenne. Tout cela reviendra.  

En 2022 survint la guerre d’Ukraine. A nouveau, von der Leyen géra la propagande plus que la réalité. D’un côté, elle défendit très vite l’adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne, promesse facile et lointaine. Néanmoins, elle n’effectua aucune étude et aucun discours sur les multiples coûts financiers, institutionnels et militaires de pareille décision. De l’autre côté, malgré des torrents d’experts, la Commission sous-estima les besoins matériels immédiats. 26 mois après, l’Europe se retrouve de plus en plus menacée, avec une Russie plus solide qu’escompté, une Amérique durablement paralysée, et une absence des instruments nécessaires. Contrairement au discours officiel, un soutien stable et viable à l’Ukraine n’a pas encore été établi, ni sur le plan militaire, ni sur le plan financier. De façon frappante, malgré une initiative inventive de MM. Borrell et Breton, la Commission a aussi attendu plus de deux ans avant de présenter un embryon de stratégie pour l’industrie de la défense (Euractiv, 6/3/24). Par surcroît, le public n’a toujours aucune idée des forts sacrifices qu’impliquent à terme les promesses vagues du trio von der Leyen/Michel/Metsola. Quant aux réformes institutionnelles imposées par une Union à 30 ou 35 Etats membres, la présidente conserve un silence tombal, alors qu’elles sont vitales.

Von der Leyen n’est pas le nouveau Delors : elle est l’anti-Delors, le triomphe de l’apparence sur la substance. Elle se contente de faire son shopping conceptuel dans les idées des gouvernements (lorsqu’elles ne la mettent pas en danger), et elle prend cela pour de l’imagination. D’où la sensation récurrente de retard et d’incohérence. La Commission a cessé d’être le cerveau de l’Union. On l’a encore vu récemment. L’Ukraine saigne sous le manque d’obus. Qui a imaginé en catastrophe de nouvelles solutions pour lui en délivrer davantage ? (Forbes, 7/4/24). La république tchèque, puis l’Estonie. Pas la commission von der Leyen.

Entretemps, l’institution est de plus en plus gérée selon le bon plaisir de la présidente, et sa soif permanente d’annonces. Elle présente des propositions commerciales qui torpillent la position de négociation sur le Brexit. Elle négocie avec Biden un accord sur les données de légalité douteuse. Elle négocie seule avec la Tunisie un accord sur le retour des réfugiés. Elle affirme une solidarité inconditionnelle avec Israël au mépris de la stratégie traditionnelle équilibrée de l’Europe. Régulièrement, certains commissaires doivent la rappeler à l’ordre. (Guardian, 18/9/23).

Même chose dans les nominations. L’épisode Flosdorf de 2019 se répète à plusieurs reprises. En 2023, Mme Scott-Morton, Américaine et conseillère de nombreux monopoles, est pressentie pour devenir la chief economist de la concurrence. Vestager et von der Leyen l’imposent avec une telle insistance que l’intéressée annonce à ses collègues aux Etats-Unis sa nomination… des mois avant la procédure de sélection. Splendide vision de la concurrence, en vérité (Le Vif, 31/7/23). En 2024, un parlementaire allemand de son propre parti est nommé comme représentant spécial auprès des PME. On l’impose contre deux femmes… qui ont toutes les deux des meilleures compétences que lui. Splendide défense des femmes. La procédure est de plus manipulée pour éviter l’intervention du commissaire en charge des PME, et le parlementaire est soustrait à son contrôle (Euronews, 5/4/24). On notera aussi ici la création de hauts postes administratifs inutiles (17000 euros/mois) pour recaser des parlementaires. Splendide utilisation de l’administration.

La présidente prône ainsi l’Etat de droit à géométrie très variable. Dans un autre répertoire, des parlementaires verts ont mis en lumière le fait que son mari entretenait des liens avec des sociétés ayant obtenu des soutiens du budget européen. De façon bizarre, la seule justification, peu convaincante, a été apportée par une autre commissaire, Mme Jourova, et non par un organe indépendant (Politico, 10/3/23).

L’instrumentalisation de la Commission connaît peu de limites. Ainsi, l’institution a entamé la révision des règles concernant la protection des loups… après qu’un poney de la présidente ait été tué par un loup. Or, si l’Europe doit à l’évidence préserver la sécurité, une révision n’apparaît pas nécessaire. Les règles actuelles permettent cette protection sans difficulté, comme le montrent plusieurs Etats membres tels que la Suède  (Guardian, 27/1/24).

Cette instrumentalisation ressort aussi des nombreux zig-zags politiques de von der Leyen. En 2021, par exemple, elle a insisté pour rouvrir et conclure la négociation d’un nouvel accord commercial avec la Chine. Comme nous l’avons écrit alors, cela manquait complètement de sens stratégique mais, à l’époque, il fallait plaire à Merkel, qui roulait elle-même pour l’automobile allemande (Le Vif, 15/3/21). En 2023, von der Leyen a bien sûr viré de bord. Elle a prononcé un discours très dur sur la Chine (mais il fallait alors plaire à Biden, au moment où elle recherchait une nomination à l’OTAN, son véritable objectif).

De même, au début de la pandémie, von der Leyen a déclaré qu’il faudrait accepter des exceptions à la propriété intellectuelle pour faciliter l’accès des pays pauvres aux vaccins. Par la suite, plus encore que les Etats-Unis, la Commission a été le pire ennemi de ces exceptions dans le cadre de l’OMC. De même, pendant des années, von der Leyen a construit sa propagande sur le Green Deal et la lutte contre le dérèglement climatique. En 2024, face aux élections, elle abandonne largement la stratégie de la Commission. Dans cette grande braderie environnementale, l’agriculture est même dispensée du jour au lendemain de tout effort pour réduire ses émissions de carbone. Suite à quelle délibération collective ? Quelles études ? Avec quelles mesures de compensation ? Le public ignore tout. Dans ce chaos mental de la Commission, le commissaire en charge du climat, du même parti que la présidente, et plus honnête qu’elle, déclare qu’il faudra au contraire maintenir et augmenter les efforts.

Tous ces retournements montrent combien, en réalité, une seule chose importe aux yeux de von der Leyen : obtenir un nouveau mandat. C’est pour cette raison, d’ailleurs, que son soutien au sein du PPE demeure modeste : chacun a bien conscience qu’elle changera encore vite d’opinion selon le contexte.

Avec ce seul objectif, elle a entamé une campagne électorale… qui n’en est pas une (ce qui ne l’empêche pas d’invoquer une légitimité politique). En réalité, elle ne se présente nulle part à l’électeur. Cela lui évite deux menaces : des débats contradictoires avec des opposants, et des assemblées populaires imprévisibles. Toute la communication doit rester étroitement contrôlée et aseptisée. Cela évite toute question dérangeante. Dans le même souci, dès que le commissaire Breton a émis un tweet soulignant le faible soutien du PPE à von der Leyen, celle-ci a immédiatement réagi. Dans une communication délirante, le secrétaire général de l’institution a menacé tout commissaire en violation de ses devoirs d’une révocation, et même d’une suppression de pension. Comme si les traités interdisaient aux commissaires d’émettre des appréciations politiques et les mettaient aux ordres de la présidente. La présidente veut une campagne électorale… où les autres ne puissent s’exprimer (Le Vif, 23/3/24). On notera par ailleurs, ici encore, une certaine lâcheté du procédé. De plus en plus, Ursula von der Leyen apparaît comme la Marie-Antoinette du Berlaymont.

Certes, la présidente possède des qualités. Elle travaille beaucoup. Elle est sobre. Elle maîtrise sa communication. Elle a eu un moment de courage sur le budget européen (mais sans convaincre les Etats membres). Surtout, elle a œuvré pour une meilleure représentation des femmes, nécessaire, dans l’administration. Malheureusement, cela ne réduit en rien la réalité fondamentale. Loin de corriger les fautes et les faiblesses apparues dans sa gestion en Allemagne, elle les a au contraire aggravées à Bruxelles. Il suffit de comparer avec la performance à la Banque centrale européenne de Mme Lagarde. Celle-ci a commis quelques fautes mineures, mais a pour le reste bien piloté son institution dans une période difficile. Von der Leyen a obtenu le bilan inverse : quelques acquis mineurs, mais une institution en général détériorée et décérébrée. Certes, la présidence de la Commission constitue un job difficile, mais beaucoup d’erreurs auraient pu être évitées simplement en consultant en dehors de son bunker, et en menant un réel débat collégial avec ses collègues. Elle n’a jamais su le faire. Elle n’a jamais appris.

Si les gouvernements et les parlementaires la reconduisent, ils exposeront l’Europe – et eux-mêmes – à trois menaces. En premier lieu, ils renforceront l’image d’une Europe noyée dans la mauvaise gestion, les tripotages et le narcissisme politique. Cette image a encore été renforcée par le Qatargate, les incroyables déviances de la Cour des comptes ou le carriérisme effréné de Charles Michel. La noria incessante de telles affaires fournit le meilleur terreau au populisme et à l’extrémisme. D’autant que celles de von der Leyen ne sont pas terminées, et un deuxième mandat s’avèrera encore pire. Dans une période de guerre larvée et d’austérité, ce sera très néfaste. Réhabiliter les institutions réclame de sortir de la politicaillerie, et surtout de trouver une personne exemplaire sur l’éthique.

En deuxième lieu, les gouvernements et parlementaires reconduiront une présidente qui a démontré son incapacité à définir une stratégie, à gérer un collège et une administration. Face au triple défi cumulé de la menace de guerre, du dérèglement climatique et de l’austérité budgétaire, cela ne pardonnera pas. Il serait de plus très paradoxal de confier la mission difficile d’améliorer la défense européenne à la personne qui a raté complètement l’amélioration de la défense allemande. En troisième lieu, ils ouvriront un boulevard au populisme. Von der Leyen constitue l’incarnation parfaite de la nomenklatura eurocratique. D’origine privilégiée, snob (parallèle à son fort appétit de jets privés, son amour des échanges avec les grands de ce monde explique beaucoup de la monumentale sottise des sms), incapable de débats contradictoires sérieux, tripotant les nominations, elle offrira une cible idéale pendant des années. En 2019, il se justifiait de lui laisser le bénéfice du doute. En 2024, hélas, cela constituera une erreur très dangereuse.

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