Franklin Dehousse

Le grand danger des nouvelles nominations européennes

Franklin Dehousse Professeur à l'ULiège

Franklin Dehousse s’interroge sur les nouvelles nominations européennes, qui ont, selon lui, « aggravé les petits arrangements politiciens habituels ».

Printemps 2026. Grâce à son pacte de stabilité (sic), l’Union européenne se trouve en crise. Plusieurs grands Etats membres (France, Italie, Espagne…) affrontent une forte contestation sociale. La guerre en Ukraine se poursuit, et les Ukrainiens la perdent de plus en plus, même si la Russie s’épuise aussi. Les Etats-Unis, entrés dans une sorte de guerre civile larvée depuis les élections de 2024, ont arrêté de soutenir Kiev. L’Europe, qui a papoté sans fin, n’a toujours pas les  moyens, financiers ou militaires, de compenser cet abandon. La Chine, profitant du désordre américain, a instauré un blocus de Taïwan. Les marchés boivent la tasse. En même temps, des chocs météorologiques de plus en plus répétés, combinés à des conflits persistants, soutiennent l’inflation.

Face à ces multiples défis, les institutions européennes ont perdu toute crédibilité. Ursula von der Leyen, présidente s’est démonétisée à force de changer d’avis et de majorité. Antonio Costa, nommé là pour finir sa carrière, est dépassé. Roberta Metsola, comme d’habitude promet, tout et son contraire, du moment que cela ne gêne pas les parlementaires. Kaja Kallas, en charge des affaires étrangères, ne peut pas grand-chose face à cette désagrégation générale. Les partis populistes ne cessent de se renforcer.

Une fiction ? Probablement pas, sauf miracle. En tout cas, en 2024, les récentes nominations européennes (von der Leyen/Costa / Kallas/Metsola) ont aggravé les petits arrangements politiciens habituels. Lors du Conseil européen, les chefs de gouvernement ont commis plusieurs erreurs toxiques.

Premièrement, le mépris de la substance. La seule chose qui semble intéresser les « leaders », ce sont les nominations. Croient-ils vraiment que des centaines de millions de personnes votent pour cela ? Dans aucun Etat membre, cela ne se produit après une élection.  

Deuxièmement, le mépris de l’éthique. Quasiment toutes les personnes nommées traînent des casseroles derrière elles, ce qui va faire les délices des partis populistes. Von der Leyen, pour des contacts occultes avec les fournisseurs de vaccins et des nominations trafiquées (Le Vif, 12/4/2024). Costa, mentionné dans une investigation pour une mauvaise gestion dans son cabinet de premier ministre (Politico, 7/3/2024). Kallas, dont le mari a été accusé de tirer des revenus d’origine russe (ce qui semble corrigé, ERR News, 27/8/2023). Dans n’importe quel Etat membre, de pareils candidats ne seraient pas acceptés. Les institutions européennes évoquent de plus en plus Gotham, un univers parallèle dont les dirigeants s’exemptent avec le sourire d’appliquer la loi.

Troisièmement, le mépris de la compétence. Certainement pour von der Leyen, qui a changé d’opinion sur quantité de sujets (Chine, green deal, Etat de droit,…) et Metsola, incapable de porter des réformes contre une corruption de plus en plus visible au Parlement européen (Qatargate, paiements liés à la Russie ou la Chine…). Probablement pour Costa, dont l’implication dans les débats européens a été nulle jusqu’ici. Kallas paraît la seule nomination solide, ce que Poutine s’est empressé de certifier en lançant contre elle une grande vague de fake news sur les réseaux sociaux.

Une équipe aussi faible constitue une menace. En effet, la législature s’annonce extrêmement dure. Les défis de l’Union européenne sont maintenant multiples, profonds, et très dangereux.

Premièrement, la guerre d’Ukraine. De façon prévisible, celle-ci est devenue longue. Les pays occidentaux, et spécialement l’Europe, n’en ont pas encore tiré les conséquences. Sauf un miracle à Moscou, la Russie va rester un facteur de menace. Et sauf un miracle à Washington, les Etats-Unis vont en devenir un.

Deuxièmement, la crise économique. L’Europe souffre de deux maux structurels. D’une part, la perte de compétitivité, accentuée par la forte hausse des coûts de l’énergie. D’autre part, un recours trop permanent au déficit public. L’Europe subit en plus une dépendance externe accrue : énergie, technologie, défense… Une grande crise de l’euro est bien plus proche qu’on le croit.

Troisièmement, même si le déni semble avoir monté aux dernières élections, il reste une menace climatique. La multiplication des torrents de chaleur, de pluie, d’accidents météorologiques, ne laisse à cet égard aucune illusion, même si une bonne partie de l’opinion publique refuse d’en accepter les conséquences.

Les élections européennes ont encore apporté des complications additionnelles. Elles ont marqué un clair glissement vers l’extrême-droite, traditionnellement peu favorable à l’Union européenne. Elles ont aussi accentué la fragmentation des partis, rendant toute majorité plus difficile à gérer.

Pareille situation aurait pu provoquer un ressaisissement. Il n’en a rien été. Au contraire, le PPE manifeste une énorme gloutonnerie, qui ajoute au désordre. Représentant quelque 25 % des voix, il se comporte comme s’il en détenait 51 %. (Il serait amusant d’imaginer sa réaction si les sociaux-démocrates et libéraux, qui représentent ensemble un poids plus grand, exigeaient la même chose que lui après s’être associés). L’amour de l’équilibre politique du PPE se lit par exemple dans le déferlement de ses nominations au Parlement : 31 directeurs sur 55, et 9 directeurs généraux sur 13. (Libération, 14/9/2022).

Avec le même objectif, le PPE entend aussi solliciter les voix de l’extrême-droite, comme l’a proclamé à plusieurs reprises von der Leyen. Ce dernier point ouvre une rupture fondamentale dans le fonctionnement des institutions. Il importe de le réaliser.  Depuis 1979, le Parlement européen, sur lequel s’appuie la Commission, reposait sur une majorité stable, bipartite puis tripartite. Il existe maintenant une volonté claire du PPE de recourir selon les sujets à des majorités variables, un deal à gauche, un deal à l’extrême-droite. Pour von der Leyen, cela vise à garantir son élection. Pour son parti, ces alternances renforceront encore son pouvoir en exerçant un chantage permanent des deux côtés de l’assemblée pour imposer ses priorités. Il suffit d’entendre Manfred Weber, président du PPE, annoncer les législations (vertes) qu’il entend déjà éliminer dès que possible.

Pareille stratégie représente un énorme péril. Elle va multiplier les conflits entre partis européens, et ainsi contribuer à une plus grande déstabilisation des institutions, alors que l’Europe affronte des menaces multiples. Il est amusant de voir Weber appeler ses opposants à « protéger la stabilité », alors que c’est précisément son comportement qui la menace.

Ceci place les autres partis pro-européens (sociaux-démocrates, libéraux et verts) dans une position difficile. En réalité, dans ce contexte, négocier des engagements informels avec von der Leyen ne sert à rien. Depuis 2019, la présidente a régulièrement changé de position selon le vent. En 2023, elle a encore lâché 10 milliards à Orban pour une concession illusoire, ce qui a d’ailleurs provoqué une plainte en justice du Parlement (FT, 14/3/2024). Récemment, elle a bloqué des rapports sur l’Etat de droit défavorables à Méloni (Politico, 16/6/2024). Croire qu’elle ne le fera pas à l’avenir n’a pas de sens. D’autant que, par surcroît, elle a rarement tenu compte des positions de ses commissaires, qui l’ont souligné à plusieurs reprises. Une fois reconfirmée, tous les défauts de sa gestion solitaire vont revenir amplifiés aux stéroïdes.

De plus, le Conseil européen accélère la manœuvre pour éviter que le Parlement nouvellement formé s’occupe trop de l’agenda législatif. Les chefs de gouvernement préfèrent le document d’une vacuité mentale totale rédigé par Charles Michel, qui les laisse maîtres de cet agenda. Depuis 2010, le Parlement se soucie trop d’imposer un président de la Commission (le « spitzenkandidaat »), ce que le traité ne permet pas. En revanche, il se soucie trop peu d’un programme législatif précis, ce que le traité permet – et qui intéresse beaucoup plus le public.

Dans ce nouveau contexte, beaucoup n’ont pas encore compris que von der Leyen est devenue non seulement la candidate de la mauvaise gestion et de l’autoritarisme au sein de la Commission, mais surtout de l’instabilité. La meilleure solution pour le Parlement européen consisterait à la refuser, pour toutes ces raisons, et à utiliser l’été pour élaborer un véritable programme législatif pour cinq ans. Cela offrira aux électeurs trois sensations bienvenues. (A) Le Parlement remplit son rôle. (B) Ce sont les projets qui déterminent le choix des personnes, et non l’inverse. Enfin, (C) un nouveau système fort de contrôle éthique pourrait couvrir toutes les institutions – sans exception pour arrêter la dérive du système. Le Parlement justifierait ainsi son existence en suivant – enfin – l’exemple de tous les Etats membres à coalition gouvernementale. Donner aux électeurs le sentiment que leur vote sert vraiment à quelque chose pourrait réduire l’énorme crise de confiance actuelle. S’ils ne le font pas, et que l’Union s’enfonce dans les crises, les parlementaires le regretteront vite avec des larmes de sang. Le monde a changé, il faut changer.

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