Pavel Durov, le patron de Telegram, doit répondre devant la justice française de son refus présumé de collaboration dans un dossier de pédocriminalité. © REUTERS

«L’Europe pourrait sanctionner les réseaux sociaux, mais elle ne le fait pas» (entretien)

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Arrestation du patron de Telegram en France, suspension de X au Brésil: peut-être est-on à un tournant dans la régulation des plateformes, estime le chercheur Olivier Ertzscheid.

Son arrestation le 24 août à l’aéroport du Bourget a secoué la galaxie des dirigeants de plateformes numériques. Pavel Durov, le patron de Telegram, doit répondre devant la justice française de son refus présumé de collaboration dans un dossier de pédocriminalité et, plus généralement, pour le défaut de modération sur son réseau social. Au Brésil aussi, c’est parce que son directeur général Elon Musk refuse de se conformer à la législation que la plateforme X a été suspendue par un juge. L’impunité des leaders de l’industrie numérique est-elle terminée, ou en voie de l’être? Chercheur en sciences de l’information et de la communication, maître de conférences à l’université de Nantes, Olivier Ertzscheid analyse les enjeux du bras de fer entre les autorités publiques et les nababs des nouvelles technologies.

Voyez-vous, dans la succession récente d’actions contre les réseaux sociaux, des faits isolés ou le signe d’une tendance commune à plus de régulation?

Je vois plutôt une relation entre ces événements. On a l’impression qu’on pourrait être à un tournant dans la perception que nous avons de ces plateformes. Il est encore un peu tôt pour être définitif à ce propos, mais c’est la tendance actuelle. Les Etats, au sens large, et la société civile commencent à se rendre compte que certains faits sont inacceptables. Les dossiers sont certes différents. Dans le cas de Telegram et de Pavel Durov, il faut attendre les résultats de l’enquête. Dans celui de la suspension de X au Brésil, il suffirait, pour lever la sanction, qu’Elon Musk nomme un représentant légal sur place. Mais ce qui est sûr, c’est que la place qu’occupent ces plateformes est de plus en plus critiquée, et que la responsabilité de leurs dirigeants dans le domaine judiciaire est de plus en plus sollicitée, ce qui est normal. Il ne doit pas y avoir d’espaces «imperquisitionnables». Il faut qu’on puisse avoir accès y compris à des correspondances privées dans un certain nombre de cas.

«On ne peut pas avoir des espaces numériques massifs reposant sur des architectures de messagerie privées.»

Les armées ukrainienne et russe utilisent Telegram sur le champ de bataille. Un enjeu majeur. © Getty Images

Collaborer davantage avec les autorités en livrant certaines correspondances en cas de suspicion de délits serait-il «préjudiciable» à la réputation de Telegram?

Ce serait s’éloigner de ce qui a toujours été l’ADN de ce média puisque le premier acte de vraie résistance de Pavel Durov fut de refuser de communiquer à l’administration russe les conversations privées d’opposants au régime. S’il a été arrêté en France, c’est, suppose-t-on, parce qu’il a refusé de donner aux autorités françaises des documents dans le cadre d’affaires de pédocriminalité. C’est plus compliqué à justifier. Mais s’il publie un communiqué affirmant que, désormais, Telegram acceptera de collaborer avec différents Etats dans le cadre d’enquêtes judiciaires, il agit à l’encontre de la philosophie de cette plateforme et aussi à l’encontre de sa philosophie personnelle. Il fait partie, presque de manière caricaturale, du courant libertarien qui se prévaut d’une liberté d’expression absolument totale, quels que soient le contexte, l’enjeu, le sujet, y compris dans le cadre d’affaires criminelles.

A ce titre, est-il de la même «école» qu’Elon Musk?

Les points communs entre ces deux personnalités sont effectivement leur côté libertarien et leur radicalité sur la question de la défense maximaliste de la liberté d’expression. Ils estiment qu’ils ne peuvent pas se permettre d’ouvrir ce qu’ils identifient comme une boîte de Pandore, en autorisant la transmission de correspondances privées dans le cadre d’une enquête judiciaire.

Est-ce une position de plus en plus difficilement tenable en raison de la pression politique et judiciaire?

Ils résistent «bien» jusqu’à présent. Pour l’essentiel, Elon Musk continue de faire des bras d’honneur à l’Union européenne et à différents Etats. Un des enjeux est de savoir si d’autres démocraties, notamment en Europe, seraient prêtes à faire ce qu’a fait le Brésil, c’est-à-dire couper l’accès à X. On a aujourd’hui en France, en Belgique, tous les éléments pour, au titre du DSA, le règlement européen sur les services numériques, suspendre l’accès à la plateforme X. En Europe aussi, Musk ne collabore pas, ne donne pas les données qu’on lui demande au titre de la loi dans le cadre d’enquêtes criminelles. On pourrait donc suspendre X. Mais on ne le fait pas, pour un tas de raisons. Cette épée de Damoclès, Elon Musk, en tout cas, l’a intégrée. Pour l’instant, il joue avec. Il teste en quelque sorte la capacité des Etats à appliquer les règlements à leur disposition. Jusqu’où pourra-t-il la tester, parce qu’il a aussi des actionnaires? Si Pavel Durov n’a pas dépensé beaucoup d’argent, Elon Musk, lui, en a déjà perdu énormément. Des solutions viendront peut-être de ce côté.

Alexandre de Moraes, juge de la Cour suprême du Brésil, a ordonné la suspension de X.
© ISAC NOBREGA

Certains affirment que si Telegram devait mettre en place un système de modération digne de ce nom, c’est son modèle économique qui serait menacé. Est-ce exact?

Non. Il y a plein d’usages différents de Telegram, depuis les conversations familiales jusqu’à l’organisation de réseaux criminels en passant par le visionnage de matchs de football. Mettre en place une équipe de modération n’aurait pas ou peu de conséquences sur son modèle économique. En revanche, cela remettrait en question sa philosophie, et l’image que les utilisateurs se font de cette plateforme. Le DSA considère qu’il y a des grandes plateformes et des gigaplateformes rassemblant plus de 45 millions d’utilisateurs à l’échelle d’une communauté comme l’Europe. Au-delà de 45 millions d’utilisateurs mensuels, les plateformes sont tenues de recruter des équipes de modération, de collaborer avec la justice, etc. On est à peu près certain qu’en Europe, Telegram a beaucoup plus que 45 millions d’usagers. Mais quand on demande les chiffres à Pavel Durov, il prétend que Telegram n’a que 41 millions d’utilisateurs, ce qui lui permet de rester en dessous des critères entraînant des obligations. Il triche, comme beaucoup de dirigeants de plateforme.

Existe-t-il une espèce de jeu du chat et de la souris entre ces dirigeants et l’Union européenne?

Pavel Durov joue clairement au jeu du chat et de la souris. Mais le rapport de force a changé. Aujourd’hui, les Etats, l’Union européenne, s’ils appliquent réellement les règlements juridiques à leur disposition, ont un pouvoir de coercition sur ces plateformes. Or, pour l’instant, en Europe, on n’applique pas vraiment les règles de droit qu’il serait légitime d’appliquer. Car c’est aussi un sujet d’opinion. Si demain, on bloque l’accès à X en Europe, des gens demanderont légitimement pourquoi et s’en offusqueront. C’est compliqué. Mais en tout cas, l’Union européenne aurait les moyens de le faire.

«Elon Musk continue de faire des bras d’honneur à l’Union européenne et à différents Etats.»

Est-ce la force de ces plateformes d’avoir une opinion publique qui les soutient?

Le rapport de l’opinion avec ces plateformes est complexe. On l’a vu notamment dans le cadre de Facebook. Voici deux ou trois ans, le réseau social a enchaîné les scandales majeurs et son image a été extrêmement dégradée dans l’opinion. Malgré cela, les gens ne l’ont pas abandonné. Quand bien même, ils ont une conscience claire de la nocivité de ces plateformes, une forme de servitude d’usage fait qu’ils continuent à l’utiliser, même s’ils savent qu’il serait plus légitime d’en partir ou de chercher une alternative.

Y a-t-il une dimension politique à l’arrestation de Pavel Durov en France?

Oui. On a eu un communiqué avec la liste des douze chefs d’inculpation à son encontre. Il y a évidemment une dimension «technique» à son arrestation. Mais aussi une dimension politique, plutôt géopolitique d’ailleurs. Dans le cadre du conflit entre l’Ukraine et la Russie, Telegram est utilisé par les états-majors des deux armées, aussi bien que par les citoyens ukrainiens. Que se passera-t-il si, au cours de l’enquête, le juge d’instruction met la main sur des données sensibles qui émanent du commandement russe ou ukrainien? On sait aussi –cela a été dévoilé par les médias– qu’en France, l’équipe d’Emmanuel Macron, au moment de la campagne présidentielle de 2017, communiquait exclusivement sur Telegram. Donc, la plateforme recèle des données, des conversations et des documents, qui permettraient d’avoir une vue peut-être singulière sur ce qui s’est passé pendant cette période. Pour autant, il faut éviter de sombrer dans les théories complotistes. Ce n’est pas la raison pour laquelle Pavel Durov a été arrêté en France.

Olivier Ertzscheid, chercheur en sciences de l’information. © DR

Dans la plupart des pays démocratiques, la liberté d’expression est contrainte par certaines limites imposées par la loi. N’est-il pas logique que cela s’applique aussi aux réseaux sociaux?

Oui. C’est ce que je crois. Le problème est qu’on est sur ce qu’on appelle, en mathématiques, une aporie, c’est-à-dire une situation qui ne devrait pas avoir d’existence tellement elle est impossible. On ne peut pas avoir des espaces numériques massifs qui réunissent plusieurs centaines de millions, parfois plusieurs milliards, d’utilisateurs et, en même temps, prétendre qu’ils peuvent fonctionner comme des espaces publics et reposer sur une architecture d’une messagerie privée. A un moment donné, il faut choisir. Le secret de la correspondance est vital en démocratie, d’où l’intérêt du chiffrement, d’où l’intérêt d’avoir des outils comme Telegram, qui permettront à des journalistes, des résistants, des citoyens dans des dictatures, d’avoir des échanges sécurisés. On ne peut pas faire l’économie de s’interroger sur les dérives que cela peut entraîner et sur le fait que des terroristes et des pédocriminels peuvent bénéficier de cette technologie. La loi française est assez bien faite dans le sens où, depuis 2015, elle permet, sur décision d’un juge d’instruction, de perquisitionner et de demander aux propriétaires de plateformes de lever un certain nombre de chiffrements. Jusqu’à maintenant, des opérateurs comme Facebook, Google, Microsoft… collaboraient a minima. Avec Pavel Durov et Elon Musk, on est face à des profils psychologiques d’individus qui revendiquent de se moquer de la loi et de défendre uniquement leur conception de la liberté d’expression.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire