La dirigeante du Rassemblement national, Marine Le Pen, dans son fief de Hénin-Beaumont. © Getty Images

Législatives en France: pourquoi le racisme est un puissant moteur du vote pour le RN

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Pour les électeurs d’extrême droite du sud-est de la France, au cœur d’une étude du sociologue Félicien Faury, l’immigration est aussi une question socioéconomique.

Quel est cet électorat qui, en France, pourrait porter le Rassemblement national à l’Hôtel de Matignon, lieu de travail du Premier ministre, avant peut-être, en 2027, de lui faire franchir les portes de l’Elysée? A la veille du premier tour des élections législatives, les notions de «plafond de verre», la barrière sociétale jugée infranchissable par un candidat d’extrême droite pour accéder au pouvoir exécutif, et de «front républicain», le rempart politique interdisant toute compromission, sous forme d’alliance ou de report de voix, avec le Front puis le Rassemblement national, apparaissent complètement désuètes.

Vote protestataire, antiélites, antisystème, anti-Europe, antimondialisation, de repli sur soi, de rejet de l’étranger, de réflexe nationaliste… Beaucoup de termes ont été explorés, étudiés, mis en exergue pour décrire le vote pour l’extrême droite française, souvent depuis une position académique hors sol. La recherche du sociologue Félicien Faury, qui a mené une étude de terrain de 2016 à 2022 auprès des électeurs du Rassemblement national dans une région non précisée du sud-est de la France, tranche avec ces analyses. Elle a donné lieu à un livre-enquête précieux et passionnant, Des électeurs ordinaires (1).

Problèmes entremêlés

Le docteur en sciences politiques du Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institution pénales (Cesdip) à Saint-Quentin-en-Yvelines, démonte l’idée largement véhiculée que les électeurs du Rassemblement national habitant le nord-est de la France, un de ses bastions, seraient animés principalement par des motivations «économiques» et «sociales» (la peur du chômage, les inquiétudes face à la baisse du niveau de vie…), alors que ceux du sud-est, un autre fief, le seraient pour des raisons «culturelles» et «identitaires» (le refus de l’immigration, le rejet de l’islam…). Pour lui, cette distinction est factice.

Comment l’explique-t-il? D’une part, par le constat que le racisme est une attitude récurrente des électeurs du RN qu’il a interrogés dans la région Provence-Alpes-Côte d’Azur (Paca), cadre de son étude. «Dans tous les entretiens menés ont […] émergé, de façon plus ou moins régulière et affirmée, des propos à teneur raciste prenant pour cibles principales […] les individus ou groupes désignés comme « arabes », « musulmans » ou « turcs », identifiés comme tels à partir d’une fixation sur certains marqueurs corporels et/ou culturels (réels ou imaginés)», détaille Félicien Faury (2). D’autre part, par le fait que cette xénophobie affichée est directement corrélée à la situation sociale des intervenants. «A écouter les électeurs, à les laisser développer leurs raisonnements, on se rend vite compte que ces différents enjeux ne sont en réalité pas séparables et que tout le problème est justement de comprendre comment ils se retrouvent entremêlés», analyse le chercheur. Pour eux, l’immigration n’est pas seulement un sujet identitaire, c’est aussi une question socioéconomique. Démonstration.

L’attitude des électeurs d’extrême droite dans le sud-est de la France s’explique par leur situation sociale. Un grand nombre sont propriétaires de leur logement, détenteurs d’un emploi stable et peu diplômés. Ils appartiennent à la classe moyenne inférieure. «On est dans la plus mauvaise tranche des moyens. C’est-à-dire qu’on n’est pas assez bas dans les moyens pour avoir des aides, et on n’est pas assez haut pour pouvoir… supporter. On est au milieu, entre les deux. Mais plus vers le milieu bas que dans le milieu haut. Ce qui fait qu’on est juste à la limite pour avoir droit absolument à rien, et une fois qu’on a payé, il nous reste juste de quoi payer la maison, manger, et voilà. [C’est comme si on était] des voleurs, chez nous, dans notre propre pays», témoigne Lucie. Cette inquiétude sur l’avenir se nourrit de craintes très concrètes, la peur de la perte de son emploi, du déclassement social, et celle de l’immigration, avec une nuance par rapport au ressentiment qu’elle pouvait inspirer il y a plusieurs années. «Dans les paroles recueillies au cours de mon enquête, la figure stigmatisée de l’immigré « voleur d’emplois » est remplacée par celle, quasi systématique, de l’ »immigré chômeur », « volant » de façon indirecte les travailleurs français par le biais des prélèvements –et donc avec le concours de l’Etat», détaille Félicien Faury.

Le vote RN prospère dans les petites villes du sud-est de la France, avec comme aiguillon la peur des effets de l’immigration. © Getty Images

L’immobilité contrainte

L’immigration perçue comme incontrôlée ajoute des craintes à celle concernant une éventuelle perte d’emploi: la dévalorisation de leur logement par la dégradation du quartier où ils vivent, qu’impliquerait nécessairement à leurs yeux l’arrivée de personnes d’origine étrangère, la diminution de la qualité de l’enseignement dispensé à leurs enfants dans des écoles contraintes d’accueillir «trop» de population défavorisée, et donc globalement «une évolution négative et inquiétante de leur lieu de vie». «Pour les électeurs interrogés, la pression venue d’en bas est d’autant plus menaçante que toute mobilité géographique vers les lieux valorisés de la région se révèle difficilement envisageable d’un point de vue financier» pour cette classe moyenne inférieure, constate l’auteur de Des électeurs ordinaires. «L’immobilité résidentielle contrainte, face à l’installation de groupes « indésirables », nourrit la sensation d’être prisonnier de son quartier ou de sa commune. […] Le vote RN se loge dans cette immobilité résidentielle contrainte, comme recours électoral face au sentiment de n’être plus chez soi dans son lieu de vie et à l’incapacité individuelle de ne pouvoir le quitter.»

Dans ce contexte, toute mesure donnant le sentiment que l’immigration pourra être contenue, à l’image de celles prônées par le Rassemblement national sans confirmation de faisabilité, est de nature à répondre aux attentes de ces citoyens mis objectivement sous une certaine pression ou qui s’autopersuadent de l’être. Cette attitude à l’égard des immigrés et de la politique de l’extrême droite a deux autres «vertus», dans l’entendement de ces électeurs.

«Le RN garantit à ses électeurs qu’il y aura toujours plus bas qu’eux, les immigrés.»

Vote d’intégration

La première est explicitée par Félicien Faury. «Le rejet de groupes immigrés spécifiques fonctionne comme légitimation et normalisation de son propre rattachement au corps national. En soulignant constamment qu’ils ne se sentent plus « chez eux », les électeurs interrogés rappellent d’une certaine façon qu’ils le sont –et qu’il est bien normal qu’ils le soient. Souligner la « différence » de certains, c’est se placer du côté de la non-différence, de la norme légitime, c’est s’inclure soi-même (ainsi que sa filiation migratoire plus ou moins récente) au sein du groupe majoritaire. […] Souvent présenté ou vécu comme un vote « protestataire » ou « antisystème », le choix électoral du RN apparaît en réalité, au fil des cas analysés ici, comme un vote avant tout d’intégration, de mise en conformité avec le groupe national majoritaire.»

La seconde est développée par le sociologue Benoît Coquard, auteur de Ceux qui restent. Faire sa vie dans les campagnes en déclin (La Découverte, 2022), autre livre de référence sur les électeurs du RN. Interrogé dans l’émission Quotidien sur TF1, il explique: «Le Rassemblement national garantit un truc à ses électeurs. Vous avez la garantie que même si vous êtes un peu précaires, que vous avez du mal à vous stabiliser, à payer votre logement, il y aura toujours plus bas que vous. Le RN garantit cela. Il cible les assistés, les immigrés et leurs descendants. [Il dit à ses électeurs:] vous avez peur du déclassement. Peut-être qu’avec nous, vous n’allez jamais remonter, peut-être que cela va continuer à aller à vau-l’eau. Mais il y aura toujours pire que vous. Quand vous grandissez dans un village où on dit que ceux qui ne travaillent pas ne valent rien, où vous vous faites parfois traiter de « cassos » si vous êtes au chômage pendant six mois parce qu’il n’y a pas de boulot dans le coin […], en fait, cela peut rassurer.» Le terrain de recherche de Benoît Coquard est le nord-est de la France où les électeurs de l’extrême droite sont issus de milieux plus précaires que ceux rencontrés par Félicien Faury dans le sud-est, mais avec, somme toute, des attentes qui se rejoignent.

«Le RN profite d’une situation produite tout à la fois par les inégalités capitalistes et par le raidissement raciste contemporain. C’est donc en toute logique en se mobilisant sur ces deux fronts, simultanément, que la lutte contre l’extrême droite peut espérer trouver une efficacité», conclut Félicien Faury. S’il en est encore temps.

(1) Des électeurs ordinaires. Enquête sur la normalisation de l’extrême droite, par Félicien Faury, Seuil, 232 p.
(2) Dans une enquête de la Commission nationale consultative des droits de l’homme en 2015, 43% des sondés exprimant une proximité partisane avec le RN se déclaraient «plutôt racistes» et 39 % «un peu racistes».
© DR

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire