L’association Fountain House, qui vient en aide aux personnes atteintes de maladies mentales, a reçu la visite de la reine Mathilde en septembre. © BELGAIMAGE

Election présidentielle américaine: la loterie de l’accès aux soins de santé

Maxence Dozin
Maxence Dozin Journaliste. Correspondant du Vif aux Etats-Unis.

Combattre la maladie, notamment mentale, continue de constituer un défi financier pour nombre d’Américains. Démocrates et républicains ont des visions très divergentes du rôle de l’Etat dans ce domaine.

New York et ses quelque huit millions d’habitants constituent un bel exemple des inégalités aux Etats-Unis. Pôle d’attraction et ville touristique comme nulle autre dans le pays ou presque, elle réunit les plus grands talents dans des domaines variés, secteur financier et industrie du divertissement en tête. C’est aussi le cas dans un registre moins attendu, celui des soins de santé. La médecine reste un domaine dans lequel les meilleurs spécialistes «font carrière» et gagnent des sommes extrêmement élevées. Les tarifs facturés aux patients en témoignent. Il faut par exemple débourser 800 dollars (725 euros) pour bénéficier d’un premier rendez-vous de 30 minutes chez un spécialiste du genou au Mount Sinai Hospital, l’un des grands établissements de la ville, alors qu’un employé d’une chaîne de supermarchés ne touche qu’environ 3.000 dollars (2.700 euros) nets par mois.

Cette réalité est toutefois à tempérer. L’écrasante majorité des New-Yorkais disposent d’une assurance santé leur permettant de ne débourser qu’une partie minime, voire nulle, de ce montant. Il n’empêche, pour les personnes en défaut d’assurance ou dont les polices de santé ne couvrent qu’une fraction réduite des interventions, une visite dans une institution hospitalière, surtout prolongée, peut se révéler un véritable fardeau. Certains le tirent pendant des années, conduisant parfois à une banqueroute personnelle pure et simple. Il est fréquent que des ménages ou des femmes seules souscrivent un prêt pour faire face à… un accouchement.

«Les soins en santé mentale ne sont pas encore considérés avec le même degré d’urgence que ceux qui touchent le corps.»

Police d’assurance

Un accès à une police d’assurance proposant une couverture étendue en matière de soins de santé constitue donc un élément clé d’une négociation salariale bien menée. Pour les autres –retraités, sans emploi ou précarisés–, les autorités fédérales proposent tout de même des solutions: aux premiers, l’accompagnement Medicare couvre l’essentiel des factures de soins de santé dispensés aux personnes âgées; aux deuxièmes et troisièmes, le système Medicaid offre aux plus pauvres une police de soins de santé au rabais. Il n’empêche, faute d’une politique fédérale d’accès universel aux soins, telle qu’elle prévaut dans l’essentiel des pays européens, une partie significative des Américains –25 millions selon les estimations– ne dispose d’aucune couverture médicale. Il en résulte des situations dramatiques, qui s’expriment notamment, dans une ville comme New York, dans les soins de santé mentale, indisponibles pour une partie des citoyens, dont les sans domicile fixe. Ainsi, impossible de parcourir 100 mètres dans les rues de Manhattan ou dans le réseau de métro sans tomber sur des individus en déshérence mentale profonde.

L’accès aux soins de santé mentale est une des grandes fragilités du système de santé américain. «Trouver un psychologue qui accepte votre police d’assurance santé, si vous en avez une, peut être assez compliqué», témoigne Louisa (1), une jeune New-Yorkaise de l’arrondissement de Harlem, au nord de la ville. Voici quelques années, elle s’est mise en quête d’un professionnel pour l’accompagner, et a pris contact avec sa compagnie d’assurances. «Elle m’a transmis un fichier de quatre pages avec des noms de spécialistes et seuls deux ont répondu à mes appels, dont un qui n’a pas accepté ma police. Je n’ose pas imaginer les difficultés rencontrées lorsqu’on a besoin de soins urgents.» Aujourd’hui, elle consulte sa psychologue relativement fréquemment. Les sessions sont facturées 80 dollars de l’heure, intégralement pris en charge par sa compagnie d’assurances. «Les soins en santé mentale ne sont pas encore considérés avec le même degré d’urgence que ceux qui touchent le corps», se désole Louisa. «Aux Etats-Unis, la santé physique et la santé mentale sont traitées très différemment, déplore Ken Zimmerman, le directeur de Fountain House, une association new-yorkaise d’accueil pour les individus touchés par une maladie mentale. La santé mentale est l’objet d’une stigmatisation particulière. Les personnes qui connaissent des troubles de cet ordre ont été longtemps ostracisées, parce qu’elles étaient réputées dangereuses ou incontrôlables. Ce n’est que récemment, entre autres grâce à une certaine médiatisation de la part de célébrités, que la situation a changé.»

Au Mount Sinai Hospital, une consultation peut être facturée jusqu’à 725 euros. © BELGAIMAGE

Désaccord de fond

Certains des New-Yorkais qui en souffrent peuvent bénéficier du soutien d’associations. Dans une maison cossue à l’ouest de la 47e rue à Manhattan, Fountain House permet à ces gens de trouver de la formation, de la socialisation, et du repos. Les résidents sont également accompagnés dans leurs démarches de recherche d’emploi (un tiers dispose d’un travail) ou de logement. «Les difficultés d’insertion de nos membres relèvent de deux dynamiques. La première est de pouvoir se faire soigner. La seconde est de pouvoir rompre avec les problèmes connexes à la maladie, comme la solitude ou la stigmatisation. Sans contacts sociaux, il est extrêmement difficile de pouvoir vivre une vie épanouie», indique Ken Zimmerman. Une jeune résidente de l’association explique ainsi qu’il est particulièrement compliqué de prendre soin de soi quand on exerce deux jobs différents, une situation fréquente à New York.

Les questions de soins de santé ne sont pas absentes des débats de la campagne électorale, loin s’en faut. La candidate démocrate Kamala Harris est connue pour son engagement en matière de soins de santé, notamment mentale. «Elle a fait part de ses craintes face à un système de soins dont elle estime qu’il « s’arrête au cou » et ne prend pas assez en compte les problèmes psychologiques», relève Ken Zimmerman. En tant que vice-présidente, elle a annoncé en janvier dernier une dotation fédérale de 235 millions de dollars pour augmenter le nombre de psychologues dans les écoles américaines. Elle fait partie d’une génération de politiciens de gauche qui estiment du devoir des pouvoirs publics d’en faire davantage en matière de soins de santé. Les mandats présidentiels de Barack Obama, de 2009 à 2017, ont été marqués par une grande avancée dans le domaine. Le Patient Protection and Affordable Care Act, plus connu sous le nom d’«Obamacare», adopté en 2010, a offert une couverture fédérale à 32 millions d’Américains qui n’en avaient pas. L’Obamacare a déclenché une levée de boucliers extrêmement vindicative de la part des républicains. Pour eux, la question doit être réglée par la seule logique de marché. Le gouvernement n’a pas à intervenir. Ils estiment qu’une couverture maladie universelle garantie par le fédéral a surtout pour effet d’augmenter les taxes, ce qu’ils combattent.

Ken Zimmerman, directeur de Fountain House. © DR
«La santé mentale est sur le point d’être reconnue comme un problème réel dont les politiciens doivent s’emparer.»

L’exemple de l’Oregon

Les bienfaits de l’Obamacare destiné aux plus démunis ont été mitigés, donnant paradoxalement raison aux deux partis. Pour preuve, une expérience menée en Oregon, sur la côte ouest des Etats-Unis, lorsque 30.000 personnes sur liste d’attente du programme Medicaid ont été sélectionnées à l’aveugle pour bénéficier d’une assurance santé payée par les autorités. Menée pendant deux ans, elle n’a pas permis de montrer que la mesure pouvait déboucher sur une meilleure forme physique des participants. Elle a en revanche débouché sur un recours accru aux services médicaux, une meilleure détection du diabète, une réduction des cas de dépression et une baisse de la charge financière pour les patients.

Il n’est donc pas surprenant que l’Obamacare, attaqué en justice par une quinzaine d’Etats fédérés sous la prévention d’inconstitutionnalité, continue d’être «l’ennemi à abattre» pour les républicains, notamment au titre d’acquis législatif le plus important des démocrates depuis les années 1960. «Le président Reagan (NDLR : de 1981 à 1989) avait l’habitude de dire que les onze mots les plus dangereux de la langue anglaise étaient « je suis le gouvernement et je suis là pour vous aider ». Cela en dit long sur le désaccord des deux partis en matière de soins de santé, avance un professeur d’université désireux de garder l’anonymat. Les deux partis ont des positions parfaitement irréconciliables sur la question. Les républicains veulent laisser agir le marché, les démocrates entendent encadrer et proposer des politiques publiques ambitieuses.»

La logique de l’autorégulation par le marché semble avoir des limites. Elles s’expriment, par exemple, par d’étonnantes différences de prix des médicaments. Une dose d’insuline, nécessaire à près de 40 millions d’Américains diabétiques, coûte six fois plus cher aux Etats-Unis qu’au Canada. «Cela s’explique notamment par le fait que le gouvernement canadien, en tant que dispensateur d’une assurance médicale universelle, négocie les prix directement avec les laboratoires, au contraire des Etats-Unis», précise le professeur.

Donald Trump n’a eu de cesse, pendant sa présidence, de diminuer la portée de l’Obamacare, sans grand succès. Mais si républicains et démocrates s’opposent sur l’opportunité d’une couverture universelle garantie par le fédéral, ils se rejoignent malgré tout sur certains domaines, dont celui des soins de santé mentale. Un comité réunissant des membres des deux partis a été créé en octobre 2023 pour étendre leur accès. «La santé mentale, conclut Ken Zimmerman, est sur le point d’être reconnue comme un problème réel dont les politiciens doivent s’emparer. Alors que quinze millions d’Américains souffrent de maux divers dans ce domaine, seule la moitié d’entre eux consultent. C’est donc bien un problème de santé publique.»

(1) Prénom d’emprunt

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