Des militants antiavortement protestent devant le centre de santé Planned Parenthood à Philadelphie. Une pression constante. © Getty Images

Les enjeux de l’élection américaine: entravé, le droit à l’avortement mobilise les électeurs démocrates

Maxence Dozin
Maxence Dozin Journaliste. Correspondant du Vif aux Etats-Unis.

Joe Biden et Donald Trump s’opposeront à nouveau le 5 novembre prochain pour la présidence. Tout l’été, Le Vif sonde les Américains sur le mode un Etat-pivot, un thème de campagne. Cette semaine, la Pennsylvanie.

Quotidiennement, se jouent de sourdes guerres idéologiques autour du droit à l’avortement dans toutes les grandes villes des Etats-Unis, généralement en face des plannings familiaux locaux. Elles opposent deux factions aux convictions a priori irréconciliables. D’un côté, les militants en faveur de l’interruption volontaire de grossesse (IVG); de l’autre, des activistes «pro-life» (pro-vie), organisés depuis le milieu des années 1970 pour que soit revue la garantie fédérale du droit à l’avortement. Ceux-ci sont le plus souvent mus par des convictions religieuses. Au rang des vertus qu’ils ont apprises à développer, figurent la patience et la résistance à l’hostilité d’une partie de la société.

«Les politiciens exploitent le sentiment religieux à des fins électoralistes.»

Un million d’avortements

A Philadelphie, dans l’Etat de Pennsylvanie, à l’est du pays, en cette fin de matinée ensoleillée, et comme chaque matin depuis 20 ans, Patrick Stanton, militant pro-vie, fait le piquet en face du centre Planned Parenthood, muni de ses pancartes invitant les candidates à l’IVG à revoir leurs intentions. A quelques mètres de là, au rez-de-chaussée du bâtiment, les médecins opèrent.

L’organisation de Patrick Stanton propose aux jeunes femmes en attente d’avorter des solutions logistiques et financières pour éviter une interruption de grossesse. De l’aveu même du militant, sa capacité à les convaincre semble toutefois limitée. «En général, nous parvenons à « sauver » un bébé tous les dix jours», se réjouit-il. Lorsqu’il réussit à attirer le regard d’une patiente, il est plus souvent teinté de désintérêt, voire de dédain, que de curiosité. «En aucun cas, je ne harcèle qui que ce soit, je propose juste de l’aide», assure doucement Patrick Stranton, père de neuf enfants, qui dit «se désoler qu’on puisse détruire un cadeau aussi précieux que la vie»: «Des femmes venant se faire avorter, 88% sont hors mariage, et, plus significatif, plus des trois quarts sont poussées par leur conjoint ou un membre de la famille à se débarrasser de ce qu’ils considèrent comme un problème.» L’année dernière, aux Etats-Unis, un million d’avortements ont été pratiqués, dont un tiers par l’organisation Planned Parenthood.

Alhambra Frarey, médecin, travaille pour la plus grande fédération de plannings familiaux des Etats-Unis. © Maxence Dozin

Un tournant législatif

La date du 24 juin 2022 n’est pas anecdotique dans l’histoire contemporaine des Etats-Unis. Ce jour-là, le projet des conservateurs et des chrétiens rigoristes américains, visant à procéder à une «refonte morale» de la société, a pleinement pris corps. Ourdi depuis le début du premier mandat de Barack Obama en 2008, il a été rendu possible par l’élection de Donald Trump, huit ans plus tard. Au cours de son mandat et grâce à des circonstances exceptionnelles, le président a procédé au remplacement de pas moins de trois juges sur neuf à la Cour suprême. Il y a nommé des juges conservateurs, âgés d’une cinquantaine d’années, et a ainsi fait pencher vers la droite et pour une période prolongée la balance idéologique de l’institution.

En juin 2022, alors que le démocrate Joe Biden avait succédé au milliardaire à la Maison Blanche, la Cour suprême a abrogé la garantie fédérale du droit à l’avortement, acquise depuis 1973, et l’arrêt dit de «Roe contre Wade». Cette décision a renvoyé vers les Etats fédérés le droit à légiférer en la matière. Elle a ainsi rencontré un des objectifs les plus poursuivis par la droite conservatrice américaine, apeurée par une «dérive» morale du pays entamée, dans son entendement, dans les années 1970 avec l’implosion du modèle de la famille nucléaire qui garantissait, d’après elle, la pérennité du modèle et du rêve américains.

Médecin originaire du Midwest, dans le centre des Etats-Unis «où les soins reproductifs sont extrêmement limités», Alhambra Frarey est installée depuis une quinzaine d’années à Philadelphie, où elle officie au sein de la plus grande fédération de plannings familiaux du pays. «Si l’arrêt de la Cour suprême de 2022 a pu constituer une surprise pour le grand public, confie-t-elle, le mouvement pro-IVG, en revanche, l’avait vu venir depuis longtemps. Car la répudiation de l’ »arrêt Roe » constituait la priorité des religieux alliés aux conservateurs depuis des années. Sur le terrain, nous sentions que la situation pouvait évoluer jusqu’à une remise en cause de la garantie fédérale du droit à l’avortement.»

«Nous parvenons à “sauver” un bébé tous les dix jours.»

Un possible effet boomerang

Actée au milieu du mandat de Joe Biden, la décision de la Cour suprême pourrait cependant se retourner contre le camp conservateur, à l’aube d’une élection présidentielle qui s’annonce aussi serrée que celle de 2020. Les indices ont en effet été clairs: la partie de la population sensible à la défense du droit à l’avortement, composée principalement de femmes des milieux urbains, a une forte capacité à s’organiser et à se déplacer dans les bureaux de vote pour faire entendre sa voix. C’est un paramètre important de l’élection du 5 novembre prochain.

Pour preuve, quelques semaines après la décision de la Cour suprême, un référendum organisé au Kansas a, à la surprise générale, contrecarré les plans du mouvement pro-life. Dans cet Etat rural du centre du pays, les administrés ont en effet voté à une majorité confortable pour que soient protégés les droits à l’IVG. Il n’empêche, dans tous les Etats pivots, à savoir la douzaine au sein desquels la balance idéologique est instable, les mouvements pro-life font pression sur les politiciens pour que soit reconsidéré localement le droit à l’avortement. C’est notamment le cas en Pennsylvanie.

Plus au sud du pays, l’Etat de l’Alabama, dirigé par les conservateurs, a fait parler de lui en début d’année en promulguant une loi visant à accorder la personnalité juridique aux embryons. Pour la docteure Alhambra Frarey, qui estime que «les politiciens exploitent le sentiment religieux à des fins électoralistes», ce dernier développement constitue «une évolution naturelle du mouvement pro-vie, et même son but ultime, que cela concerne les fertilisations in vitro ou les grossesses naturelles».

Patrick Stanton, militant pro-vie, propose «juste de l’aide» aux femmes désireuses d’avorter. © Maxence Dozin

Une guerre des valeurs

Pour Tom Stevens, qui chapeaute la Pro-Life Union, une organisation regroupant une trentaine d’associations, «le débat entre les pro et les antiavortement oppose deux visions fort divergentes de la société, notamment en matière de moralité et de sexualité». Il s’élève contre les tenants d’«une pratique de la sexualité sans contrainte, où l’acte est dénué de toute gravité et de toute réflexion sur ses conséquences». «Le Parti démocrate est devenu avec le temps un porte-voix de causes transformées en marqueurs identitaires: le droit à l’avortement, le mariage entre des personnes de même sexe, ou les revendications des personnes transgenre. Force est de constater que le débat politique est devenu extrêmement polarisé», poursuit le militant pro-vie. Il justifie ainsi le devoir qu’il perçoit, au nom de son organisation, de s’impliquer dans le combat contre le mariage pour tous et les droits des personnes LGBTQ+.

Le Parti républicain est devenu, depuis la présidence de Richard Nixon (1969-1974) et ses «guerres morales» contre l’érosion des mœurs et la montée de la consommation des drogues, un parti réactionnaire et a été parasité, dans cette quête, par des hommes et des femmes politiques mus par un opportunisme et une radicalité souvent feints qui ont participé à polariser à l’extrême les opinions, également dans le camp opposé.

A ce jour, il est peu évident de savoir quand «la vague Trump» contre certaines libertés individuelles appartiendra au passé, par déroute électorale, par conséquence d’ennuis judiciaires, ou par décès, et si son éventuelle disparition permettra au parti de se reposer sur des bases moins populistes. En espérant que, d’ici là, le pays n’ait pas implosé dans ses fondements institutionnels.

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