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Pierre Rabhi, le semeur d’idées

En France comme à l’étranger, cet écrivain et pionnier de l’agroécologie fédère, à l’image de Stéphane Hessel, de plus en plus d’indignés, en rébellion contre la surconsommation, les ravages infligés à la planète… Rencontre en Ardèche avec un paysan philosophe à l’incroyable parcours.

Dans le potager de sa ferme ardéchoise, située au sommet d’une colline dominant les 17 clochers des villages alentour, il se baisse, ramasse une poignée de terre, la scrute, la tourne, la retourne, l’égrène, la hume, puis vous la tend et dit: « Regardez-moi ca, sentez! Avec cette puissance de la vie, il suffirait d’une graine, d’une seule graine, pour nourrir l’humanité. La faim dans le monde est un scandale. »

Pieds nus dans ses sandales au beau milieu de ce coin perdu de France, ce petit bonhomme de 74 ans à la voix douce et à la volonté de fer serait-il l’un de ces aimables rêveurs qui comptent rassasier la planète de leurs incantations? Pas vraiment. Comme Stéphane Hessel apprit à Auschwitz ce que résister veut dire, comme l’abbé Pierre montra ce que le mot agir signifie, Pierre Rabhi est de ces rares personnages qui, à l’instar d’un Théodore Monod, ont passé leur vie à mettre en pratique les principes qu’ils édictent.

Sortir de « l’indignité d’un système à bout de souffle »

Né musulman dans un village du Sahel algérien; débarqué catholique en France vingt ans plus tard afin d’y gagner sa vie comme OS, cet autodidacte nourri à la source des grands philosophes a vite choisi sa voie. Plutôt que de se demander, comme beaucoup, s’il y a une vie après la mort, lui est allé voir du côté de l’Ardèche s’il n’existerait pas une vie avant la mort, alliant liberté, équité, travail, nature et exigence. C’est ainsi que Pierre Rabhi est parti avec sa femme, Michèle, s’installer dans ce paradis caillouteux sans réaliser qu’il allait bientôt devenir l’un des pionniers de l’agroécologie. Et de cette « sobriété heureuse » qu’il vit et prône depuis un demi-siècle.
A 100 lieues des babas cool de 1968 ou de dirigeants Verts « qui se soucient moins de la terre que de leurs ministères », cet agriculteur écrivain est en train de devenir le nouvel inspirateur de tous ceux qui, ayant lu ses livres (une bonne dizaine, pour la plupart publiés chez Actes Sud) ou assisté à ses conférences (rarement moins de 1000 personnes), jugent que la crise lui a donné raison. Paysans ou bobos, ruraux ou citadins, jeunes ou vieux, ils viennent écouter les propositions concrètes et radicales du charismatique agriculteur philosophe pour tenter de sortir de la malbouffe, de la précarité urbaine, de l’individualisme, de « la vie hors sol ». Mais surtout de « l’indignité d’un système à bout de souffle ».

Le sociologue Edgar Morin, l’écologiste Nicolas Hulot, le bouddhiste Matthieu Ricard, l’ancien ministre de l’Agriculture Edgard Pisani, le violoncelliste Yehudi Menuhin ou la cinéaste Coline Serreau n’ont d’ailleurs pas attendu cette récente popularité pour faire le pèlerinage de Montchamp. Comme Zaz ou Marion Cotillard, ils sont allés rendre visite à leur copain Pierre pour faire, sur les sommets ardéchois, une cure de grand air et de pensées élevées. Le début de la gloire? Malgré une actualité chargée (voir l’encadré page), ce semeur d’idées, invité l’an dernier à plus de 300 conférences en France et à l’étranger, envisage avec délice et frayeur mêlés sa popularité si tard venue.
Qui aurait pu imaginer, il y a soixante-quatorze ans, que le gamin qui, déjà nus pieds en Algérie, écoutait « chanter l’enclume » dans la forge de son père, allait connaître un tel destin? Lorsque les Français découvrent de la houille non loin de ce village traditionnel, ils poussent ses habitants à abandonner leurs terres et leurs modes de vie millénaires pour en faire des gueules noires.

« Jamais nous n’avons eu l’impression de travailler »

« Mon père, lui aussi, est entré en servitude. Ça a été pour moi un grand traumatisme », s’indigne encore Rabhi. Orphelin de mère, confié à un couple de colons « pour qu’il ait une éducation », l’enfant se convertit ensuite de lui-même au catholicisme; c’est là que Rabah choisit son nouveau prénom. Mais Pierre le déraciné rejette l’école, et seule la lecture le passionne. Lorsque, durant la guerre d’Algérie, il refuse de prendre parti dans ce conflit « qui n’est pas le sien », sa famille adoptive l’exclut. Et le voilà bientôt en usine dans la banlieue parisienne. Michèle et lui tiendront moins de deux ans.

En rébellion contre « la société de surconsommation, qui a fait de la cravate le noeud coulant de la strangulation quotidienne », mais aussi contre leurs familles, qui n’assisteront pas à leur mariage, ces deux exilés filent dans le Sud. Il est ouvrier agricole, elle secrétaire. Le dimanche, ils arpentent la campagne ardéchoise en mobylette à la recherche d’une « oasis de beauté » où ils fonderaient une famille. Et une ferme. « Je rêve souvent à l’avènement d’un nouveau paysan gouvernant sa petite exploitation comme un souverain libre en son petit royaume », confie l’agriculteur poète. Le royaume qu’ils élisent, à la mesure de leurs moyens, possède un climat rude, un sol caillouteux et pauvre. Ni eau courante ni électricité, mais un paysage à se damner. C’est là qu’ils élèveront leurs cinq enfants, « avec des hauts et des bas », tant la vie parfois, pour exaltante qu’elle soit, y est précaire. Malgré la dureté de la tâche – les murs à remonter, les chèvres à traire, la caillasse à labourer – « jamais nous n’avons eu l’impression de travailler », jure Pierre l’exalté, qui, le soir, après sa journée de travail, lit, écrit, étudie l’agronomie. Et réfléchit.

« La puissance de la sobriété heureuse »

Car son premier souci, dans la débauche « dépoétisée » des Trente Glorieuses puis la débâcle des « trente piteuses », est de retourner « aux vraies richesses, même s’il serait absurde de nier certaines avancées de la modernité, notamment dans le domaine politique, technologique ou médical ». Dès son installation à la ferme de Montchamp, en 1961, Rabhi se fie à son intuition et à ses lectures pour promouvoir, à sa modeste échelle, ce que l’on appelle aujourd’hui l’agroécologie, et qui était quasi inconnue à l’époque. Un temps où « la culture hors sol était aussi appliquée à l’humain ». Sans utiliser d’engrais chimiques – en respectant les sols, avec la méthode du compostage, qui recycle les déchets au lieu d’en produire -, il prouve que le paysan converti au bio peut, par des moyens sains et à force de patience, obtenir d’aussi bons résultats que l’agriculteur conventionnel. Tout en préservant son indépendance à l’égard des lobbys agroalimentaires.

En Ardèche, à l’époque, on a beau prendre les membres de la famille Rabhi pour d’aimables illuminés un peu basanés, le bonhomme commence à faire parler de lui lorsque, en 1980, le directeur du Centre de relations internationales entre agriculteurs pour le développement (Criad) invite cet inconnu à présenter son travail dans le cadre du programme « Paysans sans frontières ». Pierre Rabhi est ensuite convié au Burkina Faso pour former les agriculteurs à ses techniques naturelles, et les inciter à renoncer à une monoculture qui les rend dépendants d’un système mondial dont ils ne contrôlent pas les règles. Mais qui, surtout, ne leur permet plus d’assurer leur subsistance. Le président progressiste Thomas Sankara est si emballé qu’il propose à ce défricheur un poste de ministre de l’Agriculture… juste avant d’être assassiné, en 1987.

Dès lors, Rabhi mène une double vie. Trois mois par an, il laisse Michèle gérer seule leur ferme et s’occuper des enfants pour aller, lui, prêcher la bonne parole en Palestine, en Tunisie, au Maroc. Et même à l’ONU, où il est chargé d’une mission contre la désertification. En 2002, poussé par ses amis à faire entendre sa voix discordante, Pierre Rabhi part à la pêche aux signatures et en récolte 200. Depuis, son travail d’éclaireur a fait beaucoup d’émules. Il a multiplié les livres, les conférences et les structures pour traduire en pratique, notamment au sein de sa fondation, ses méthodes agricoles ou citoyennes. Par exemple, l’association Terre & Humanisme (pour la propagation de l’agroécologie dans le monde), l’ONG Colibris (pour inspirer, relier et soutenir de nouveaux modèles de société), le mouvement des Oasis en tous lieux (pour incarner des espaces de vie alternatifs, à l’image du hameau des Buis, en Ardèche, ou des Amanins, dans la Drôme). Il a aussi inspiré le virage écologique du monastère de Solan, dans le Gard. Même la princesse de Polignac a fait appel à lui pour convertir son domaine breton de Kerbastic en modèle d’agroécologie. L’objectif commun à toutes ces initiatives? Rappeler que « les limites naturelles de la planète Terre rendent absurde le principe de croissance économique infinie ». Et que « le temps semble venu d’instaurer une politique de civilisation fondée sur la puissance de la sobriété heureuse ». On en est là.

Tel le petit bonhomme dressé seul, place Tiananmen, face aux chars d’un régime à la dérive, Rabhi veille au grain. Ce grain de révolte qu’il a cultivé, choyé durant tant d’années. Non pour allumer l’incendie mais plutôt l’éteindre, à l’image du colibri de cette légende amérindienne qui porte de l’eau dans son bec et la verse sur les flammes d’un immense feu de forêt. Un tatou l’observe et lui demande: « Mais que fais-tu? Tu ne vois donc pas que cela ne sert à rien? » « Peut-être, répond le colibri, mais je fais ma part. » Jusqu’à son dernier souffle, Pierre Rabhi entend faire la sienne.

Par Olivier Le Naire



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