Albert Ier, Roi de Jérusalem : le dessein devenu mirage
Une Palestine sous pavillon belge, avec le Roi-Chevalier en gardien des lieux saints : durant la Première Guerre mondiale, l’intention prend corps parmi des hommes d’affaires, des politiques, des diplomates et des dignitaires catholiques. L’Angleterre anéantit ce projet nébuleux.
Cap sur la Terre sainte. On y songe sérieusement en Belgique, alors engagée bien malgré elle dans une conflagration d’envergure mondiale. Le conflit qui fait rage depuis 1914 dégage de nouveaux horizons et aiguise les appétits. Le Proche-Orient devient un morceau de choix. La domination turque y vacille, et déjà les puissances occidentales se partagent en pensée les dépouilles de l’empire ottoman.
La terre palestinienne est dans la ligne de mire de la France et de l’Angleterre. » La France la revendique en tant que fille aînée de l’Eglise et puissance catholique. L’Angleterre pour des raisons géopolitiques, notamment la protection du canal de Suez « , rappelle Bichara Khader, spécialiste du monde arabe contemporain à l’UCL. Il y a là une rivalité à exploiter. La petite Belgique aurait une carte à jouer. Certains la verraient bien entrer dans la course pour décrocher un mandat sur la Palestine.
Le mobile là-derrière ? Le business. » L’intérêt de la Belgique pour la Palestine ne tombe pas du ciel « , souligne l’historienne gantoise Maria De Waele qui a étudié de près la question. La contrée est familière aux milieux d’affaires belges. L’empire Empain en tête, nombreux sont les groupes d’intérêts qui depuis la fin XIXe siècle ont jeté leur dévolu sur l’économie égyptienne. Un pied-à-terre belge en territoire palestinien serait un tremplin idéal pour mordre davantage sur le marché prometteur du Moyen-Orient.
Le fantasme de la Grande Belgique
Quelques notables de l’industrie belge lancent leurs filets en 1916. Approché, Charles de Broqueville, alors chef du gouvernement et ministre de la Guerre, mord à l’hameçon. Des acteurs se mobilisent. Dans le rôle de l’entremetteur : le clan Eid, d’origine syrienne, impliqué dans les affaires tout en ayant la haute main sur le poste consulaire belge au Caire, passé maître dans l’art de mêler intérêts privés et calculs diplomatiques. Dans la fonction du propagandiste : l’homme de presse Fernand Neuray, directeur du XXe Siècle, ardent nationaliste et chaud partisan du concept d’une Grande Belgique qui fait alors fantasmer milieux d’affaires et intellectuels.
Au printemps 1917, un petit comité d’études planche sur le projet. Dès juin, les premières notes sont prêtes. » Tous les documents, avec des cartes extrêmement détaillées, sont envoyées à de Broqueville « , selon Maria De Waele. Les patrons flairent la bonne affaire. » La Palestine était un pays fertile, aux larges possibilités. Son sous-sol est riche en minerais, phosphates, pétrole. » Tout est envisagé, jusqu’au potentiel touristique de la région : » On pense même à la construction de stations thermales. » On songera aussi, en juillet 1917, » à envoyer un contingent congolais pour participer à la libération de la Palestine « .
Sur ces calculs économico-financiers viennent se greffer d’autres desseins, jugés plus nobles : ils sont religieux, idéologiques, moraux, historiques. La Palestine, c’est aussi la Terre sainte, le théâtre des exploits des croisés. Et là, ce sont les milieux catholiques qui tendent l’oreille. Qui se mettent à rêver tout haut. Non sans lyrisme, un de ses représentants s’épanche dans une missive adressée au ministère des Affaires étrangères. » Quel tressaillement d’allégresse si le traité qui mettra fin à la guerre plaçait les Lieux saints sous l’égide d’une petite nation qui ne porte ombrage à personne et est la plus religieuse de l’univers, renouant ainsi avec les souvenirs historiques de Godefroy de Bouillon et de Baudouin de Constantinople, comte de Flandre, et ouvrant en même temps la perspective d’un rapprochement possible des Eglises grecques et latines. »
» L’argument ne manque pas de saveur « , commente Bichara Khader en mentionnant cette lettre. Son auteur ne prêche pas dans le désert. Les milieux diplomatiques tombent aussi sous le charme : » La Terre sainte pourrait nous être offerte en souvenir de Godefroy de Bouillon « , note, au début de 1915, un attaché à la direction politique du ministère des Affaires étrangères.
Albert Ier, le gardien idéal
Le candidat est tout trouvé pour donner encore plus de lustre au projet. Albert Ier ferait un gardien idéal des Lieux saints, » digne successeur de Godefroy de Bouillon, Roi des Belges et Roi de Jérusalem « , comme l’écrit avec enthousiasme Fernand Neuray dans son journal, en janvier 1918. Voilà un rôle taillé sur mesure pour un souverain que la conduite au front fait passer pour un Roi-Chevalier, sans peur et sans reproches.
Tant pis si la ficelle est un peu grosse : » Faire d’Albert Ier le successeur, à huit siècles de distance, des chefs de la croisade, relevait d’une liaison outrancière « , signale l’historien Michel Dumoulin (UCL). L’idée fait néanmoins son chemin, entretenue par les milieux catholiques français : » Albert Ier, Roi de Jérusalem « , avait titré, dès novembre 1914, le journal parisien Le Gaulois.
Qu’en pensait le principal intéressé ? Pas que du mal, semble-t-il. » Sans pour autant bondir de joie, Albert Ier était loin de repousser la perspective. Le Roi y voyait le prestige que la Belgique pouvait en retirer. » Une personnalité d’envergure oeuvre aussi dans la coulisse pour convaincre le souverain : le cardinal Mercier, également séduit par la perspective d’une Palestine sous pavillon belge.
L’archevêque de Malines y verrait une juste compensation morale pour le martyre subi par la Belgique durant la guerre. Le prélat a même la bénédiction et le soutien du Vatican, qui craint une » mainmise juive » sur Jérusalem. Il peut compter dans ses démarches sur d’autres encouragements : » Les ordres religieux bénédictins belges poussent aussi à la charrette pour obtenir la garde des Lieux saints. Ils se seraient bien vus prendre la place des ordres religieux allemands expulsés de Palestine « , ajoute Francis Balace (ULg).
Peine perdue. Depuis fin 1917, l’Union Jack flotte sur Jérusalem, la Palestine est de facto placée sous pouvoir administratif britannique. L’Angleterre reste maîtresse du jeu et des lieux. Comme le note Bichara Khader, » elle a pris tout le monde de vitesse par la Déclaration Balfour, adoptée en novembre 1917. Et c’est à elle que la Société des Nations a confié le mandat sur la Palestine « .
Sur la touche, la Belgique ne marquera pas de son empreinte la saga palestinienne. Bichara Khader : » Le sort de la Palestine aurait pu être différent sous mandat belge. Les Anglais, pour soutenir le projet sioniste, avaient intérêt à diviser le monde arabe et à y implanter un Etat d’Israël, défenseur des intérêts occidentaux. »
Nul ne songera à demander des éclaircissements sur cette affaire nébuleuse, qui s’est gérée au plus haut niveau dans une parfaite opacité. » A la Libération, il aurait été politiquement malvenu et suicidaire de demander des comptes à deux icônes comme le Roi Albert Ier et le cardinal Mercier « , reprend Michel Dumoulin. Le projet mort-né se fait oublier.
Un aspect de la politique étrangère belge trop négligé : l’intérêt belge pour la tutelle sur la Palestine (1914-1918), par Maria De Waele, in Revue belge d’histoire contemporaine.
L’Europe et la Palestine : des Croisades à nos jours, par Bichara Khader, L’Harmattan.
Pierre Havaux
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