Bertrand Piccard
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Bertrand Piccard: «L’industrie peut devenir propre et l’écologie rentable»

Thierry Fiorilli
Thierry Fiorilli Journaliste

L’explorateur et psychiatre suisse Bertrand Piccard présente à Bruxelles l’exposition «Ville de demain, une exploration en 1000+ Solutions». L’occasion d’évoquer avec lui sa vision des villes du futur et la manière dont il envisage de passer d’une «économie quantitative» à une «économie qualitative».

Bertrand Piccard était à Bruxelles en février pour la présentation de Climate Impulse –son projet de tour de monde en avion à hydrogène vert– et la remise à la Commission et au Parlement européens d’«Europe 3.0: Moderniser pour prospérer», un manifeste appelant à un changement de paradigme pour exploiter le potentiel du Green Deal et allier écologie, économie et technologie dans l’intérêt collectif.

Le revoilà pour «Ville de demain, une exploration en 1000+ Solutions», une exposition montée par son épouse, Michèle, et sa fondation Solar Impulse. Pour Bertrand Piccard, les liens avec la Belgique sont décidément aussi fréquents que solides, traversant le temps: c’est le Fonds national belge de la recherche scientifique (FNRS) et Solvay qui ont soutenu Auguste Piccard, son grand-père, dans sa conquête de l’altitude en ballon, entre les deux premières Guerres mondiales; c’est en région bruxelloise qu’est né son père, Jacques, océanographe ayant battu le record de plongée en bathyscaphe en 1960; depuis plus de 20 ans, c’est encore Solvay –désormais Syensqo, la nouvelle entité du géant belge de la pétrochimie– qui est l’un des partenaires majeurs des mille et un projets du psychiatre et explorateur suisse. Qui s’évertue à convaincre et à prouver qu’on ne sauvera pas la planète, qu’on ne protégera pas l’environnement, qu’on ne gagnera pas la lutte contre le dérèglement climatique sans changer «l’actuelle économie quantitative» par une «économie résolument qualitative».

Pourquoi avoir monté l’exposition «Ville de demain»?

Parce qu’il ne faut pas toujours parler des problèmes, il faut aussi et surtout montrer les solutions concrètes. «Ville de demain» expose les enjeux climatiques, environnementaux, et les manières d’y répondre, utilisées ici ou là. Toutes les solutions présentées existent, dans tous les domaines, sachant que la ville couvre à peu près tout: l’énergie, la mobilité, l’eau, la construction, les déchets… Les villes sont responsables d’environ 75% des émissions de CO2, c’est donc là qu’il faut agir en priorité. Par ailleurs, dans les années à venir, pour abriter l’exode rural et faire face à l’augmentation démographique sur la planète, il faudra construire tous les quatre mois l’équivalent de Manhattan! C’est colossal. Si on construit sur le mode d’aujourd’hui et d’hier, on aura des bâtiments mal isolés, hyperconsommateurs, avec des matériaux gaspilleurs, etc. On doit montrer qu’on peut construire et rénover des villes autrement. On sait comment il faut faire. L’exposition est l’une des manières de le donner à voir aux médias, au public, aux autorités politiques et aux industriels.

D’où viennent ces solutions?

De partout. Y compris de Belgique. Bekaert, par exemple, produit des agrafes en acier mélangeables au béton; grâce à elles, on peut se passer des lourdes armatures métalliques du béton armé. Résultat: on utilise moins de métal et moins de béton, on réalise donc des économies et on produit moins de CO2. Il existe aussi des solutions d’éclairage public, avec ampoules LED, panneaux solaires et batteries, permettant à une commune d’économiser 37% de sa facture d’électricité. Et même pas besoin de creuser des tranchées, ça se pose. Il y a également des solutions pour rechercher des fuites d’eau, pour garder des îlots de fraîcheur dans les villes, pour utiliser les voitures électriques comme réserves d’électricité qui peuvent ensuite être injectées sur le réseau –la batterie permet ainsi un stockage individuel au service de la collectivité.

Existe-t-il un ou des modèles de ce que devraient être nos villes demain?

Pas encore, car il n’y a pas encore assez d’utilisation de matériaux propres et les bâtiments ne sont pas encore assez bien isolés. Aujourd’hui, on peut toutefois construire des bâtiments quasiment neutres en carbone et en énergie tellement ils sont bien isolés, bien construits, tellement le système énergétique est bien conçu, avec des pompes à chaleur, une domotique qui équilibre la température en fonction du soleil, du nombre de personnes présentes dans les bureaux, les logements, etc. C’est 10% plus cher à la construction, en moyenne, mais ça s’amortit en cinq ou six ans puis c’est du bénéfice pur et de la qualité de vie supplémentaire. Parallèlement, il faut développer des modèles financiers qui permettent aux constructeurs d’investir pour le futur et de ne pas construire le moins cher possible et ensuite laisser les gens se débrouiller. Il faut des modèles qui permettent d’intégrer les bénéfices à venir pour justifier l’investissement initial. On doit privilégier la vente d’usage à la vente de propriété: le client achète pendant 20 ans une chaleur ou un refroidissement, via une pompe à chaleur par exemple, beaucoup moins cher qu’avec des systèmes de chauffage au gaz ou au pétrole. Il paie à un fonds, et ce fonds est le propriétaire du système. Une ville moderne, avec des bâtiments modernes, une mobilité moderne, des systèmes de chauffage et de refroidissement modernes, des énergies renouvelables, etc., équivaut à la constitution d’un écosystème dans lequel les constructeurs, les utilisateurs, les financiers fonctionnent ensemble.

Avant les élections européennes de juin dernier, vous avez élaboré un manifeste à l’adresse des dirigeants de l’UE, pour qu’ils se rassemblent, toutes tendances politiques confondues, autour du Pacte vert européen, et de «l’efficience énergétique», notamment. Quel bilan peut-on en tirer, trois mois après le scrutin?

Le bilan est très satisfaisant, parce que le Green Deal est toujours d’actualité, qu’on parle d’un pacte d’efficience et de compétitivité industrielle et que la grande opposition à l’écologie n’a finalement pas eu lieu. Je pense que beaucoup de gens ont repris notre langage de modernisation des installations et des infrastructures de manière à les rendre plus efficientes et décarbonées et notre langage de la compétitivité grâce au Green Deal; parce que si on a des énergies renouvelables, fabriquées localement, donc moins chères, avec création de nouveaux emplois, on est davantage compétitif. Je crois que le message est passé.

Pourtant, les partis écologistes, en Europe et particulièrement en Belgique, ont pris une grosse claque. Et les thématiques liées au climat et à l’environnement ont été occultées par celles de l’emploi, de la sécurité, de l’immigration…

Je pense qu’il n’était plus nécessaire de faire des thématiques écologiques des arguments de campagne, car la situation est assez claire. Le thème écologique a été, heureusement, repris aussi par d’autres partis et il y a peut-être un peu moins de clivages dans le sens où des partis de droite ont compris qu’avec l’écologie, on peut être plus compétitif, avoir des énergies renouvelables moins chères, de nouvelles opportunités industrielles, économiques, financières…

Pour abriter l’exode rural et faire face à l’augmentation démographique, il faudra construire tous les quatre mois l’équivalent de Manhattan, estime l’explorateur. © GETTY IMAGES

N’assiste-t-on pas à un rejet de l’écologie politique?

Nous avons vécu en Suisse exactement le même phénomène que ce que vous avez connu aux dernières élections fédérales et régionales en Belgique. Or, les études ont montré que ceux qui n’avaient pas voté écolo cette fois alors qu’ils l’avaient fait auparavant ont été découragés par trois choses. Un: le soutien aux activistes qui se collaient les mains au goudron; ça a horripilé la population. Deux: le côté sacrificiel de l’écologie, qui répète qu’il faut faire des sacrifices. Trois: la lutte des écologistes en faveur du wokisme; pour la population, ce n’est pas un phénomène écologique, c’est un phénomène social qui doit être traité par les partis politiques en général. Tout ça mis ensemble fait que les voix se sont réparties sur d’autres formations que les écologistes. La nouvelle Commission européenne sera de centre-droit, et ce centre-droit promeut un pacte de compétitivité industrielle vert, un Green Deal, etc. Donc ce n’est plus la chasse gardée des verts.

Vous définissez-vous écolo?

Je pense qu’il faut chercher les résultats indépendamment des idéologies. Pour moi, c’est une évidence qu’il faut protéger l’environnement, mais aussi qu’il faut le faire de manière sociale, avec une solidarité envers les plus faibles, les plus pauvres. On ne peut pas le faire sans développer l’économie: je suis pour la création d’emplois, pour une indépendance sur le plan énergétique et des ressources naturelles. Mon but est d’être rassembleur, fédérateur, de supprimer les clivages qui forcent à choisir entre une écologie sacrificielle et une industrie polluante. Or, l’industrie peut devenir propre et l’écologie peut devenir rentable.

Avec comme fil rouge la technologie?

Non, l’efficience. Le fait d’apprendre à faire mieux en consommant moins de ressources, moins d’énergie, moins de produits. Parfois, la manière d’y arriver, c’est le bon sens. Parfois, c’est la technique et parfois, c’est la technologie. Mon credo est d’être efficient, d’arrêter de gaspiller et d’arriver à une économie qualitative. Aujourd’hui, on est dans une économie quantitative, on produit trop, on consomme trop, on génère trop de déchets, on détruit la biodiversité, on pollue. Avec des produits de moins en moins chers, qui inondent le marché, qui ne permettent pas de payer des salaires décents et une marge bénéficiaire en fin de compte très faible. Il faut passer à une économie qualitative, qui crée des emplois et développe l’économie en remplaçant ce qui pollue par ce qui protège l’environnement, c’est-à-dire en introduisant de l’efficience: vendre la manière d’être plus efficace plutôt que vendre de la quantité. Vendre l’usage au lieu de vendre le produit. Chacun y trouve son compte: la protection de l’environnement, le social, l’économie, la finance, l’industrie, la population et l’emploi. Pour moi, c’est ça l’important. L’écologiste doit accepter que la solution sera industrielle; l’industriel doit mettre l’écologie au centre de son modèle; le social doit utiliser les énergies renouvelables pour baisser la facture énergétique et les nouvelles manières de construction pour améliorer la qualité de vie des plus démunis, qui vivent dans des passoires énergétiques. Il faut fédérer maintenant, c’est fondamental.

«Mon but est de supprimer les clivages qui forcent à choisir entre une écologie sacrificielle et une industrie polluante.»

L’efficience est l’alternative à la sobriété, notamment énergétique?

Oui, et alors que très peu de gens sont d’accord de faire les sacrifices nécessaires pour entrer dans la logique de sobriété. Si vous passez de 20 à 19 °C dans un logement chauffé au gaz ou au mazout, vous économisez 7% d’énergie et vous avez moins chaud; mais si vous installez une pompe à chaleur, vous économisez 80% d’énergie. La sobriété nécessite un effort très important alors que l’efficience ne le nécessite pas. Et cette efficience permet de faire fonctionner notre économie, qui permet de payer les assurances sociales, la santé, l’éducation, la sécurité. Développons-la dans une logique écologiste, efficiente, qui privilégie la qualité.

Comment jugez-vous les sommets contre le dérèglement climatique, comme les COP?

Ils ont un point faible: on y parle des problèmes, on dit qu’il faut décarboner, beaucoup de pays considèrent que c’est préjudiciable à leur économie et s’y opposent le plus possible, et on ne parle pas assez de solutions. Heureusement, beaucoup d’industries y sont elles aussi présentes. Elles créent des coalitions pour atteindre le but demandé par les COP, mais en se donnant les moyens techniques d’y arriver. Solar Impulse, ma fondation, y est très présente, ainsi que plusieurs de nos partenaires, pour faire avancer cette partie de la problématique.

Et elle avance?

Dans ces COP, et dans le monde en général, c’est comme un écran avec des pixels qui s’allument. Un pixel d’une société qui invente un système pour pouvoir charger des dizaines de voitures électriques en même temps sans surcharger le réseau; un pixel d’une entreprise qui déclare qu’elle utilisera plus d’énergie renouvelable; un pixel d’un constructeur qui a du ciment 50% décarboné… C’est très bien, mais ça ne permet pas encore d’avoir l’image totale sur l’écran.

Votre projet Climate Impulse de tour du monde en avion à hydrogène vert, sans émission de CO2, en neuf jours et sans escale, est-il l’un de ces pixels?

C’est un encouragement à aller plus loin que ce qu’on croit possible. C’est donner envie de développer une industrie d’hydrogène. Parce que beaucoup en parlent mais qu’il n’y a pas assez de demande parce qu’il n’y a pas assez d’offre et il n’y a pas assez d’offre parce qu’il n’y a pas assez de demande. Donc, ce que j’aimerais, c’est montrer ce qui est possible avec l’hydrogène, fixer un but extrêmement ambitieux, que j’espère atteindre, pour ensuite dynamiser toute cette envie d’utiliser l’hydrogène. L’avion est en construction. Fin 2026, ce seront les essais en vol. Et 2028, le tour du monde.

«L’écologiste doit accepter que la solution sera industrielle et l’industriel mettre l’écologie au centre de son modèle.»

Vous sentez-vous plus explorateur que psychiatre?

Intrinsèquement, je suis un explorateur. Mais quand je parle de psychiatrie, je suis un explorateur du monde intérieur. Quand je parle d’écologie, je suis un explorateur de solutions. Quand je parle d’aviation ou d’aventure, je suis un explorateur du monde extérieur. En général, je suis un explorateur de nouvelles manières de penser –c’est la psychiatrie– et un explorateur de nouvelles manières de faire –c’est l’aventure, l’écologie et les solutions. En fait, je suis profondément hérétique. Et l’hérésie, c’est le droit qu’on se donne de choisir ce qu’on pense. Si le dogme me dit qu’il ne faut pas faire quelque chose, c’est souvent justement qu’il faut le faire. Et c’est ce que je fais avec l’écologie. On me dit: «Il y a des problèmes»; alors je vais chercher les solutions. On me dit: «L’aviation ne peut pas voler sans carburant»; eh bien, on développe Solar Impulse, l’avion qui a fait le tour du monde sans carburant. On me dit: «On ne peut pas avoir une industrie d’hydrogène, c’est trop compliqué, on ne peut pas décarboner l’aviation»; on va donc essayer en commençant par Climate Impulse. Il faut sortir de ces dogmes idéologiques, quels qu’ils soient.


Pour innover, il faut sortir des dogmes idéologiques quels qu’ils soient, invoque Bertrand Piccard. © Fondation Solar Impulse/PeterSandground

Le fait d’être un Piccard, petit-fils d’Auguste, le physicien qui a volé, en ballon, le plus haut dans les airs et qui est descendu, en bathyscaphe, le plus bas dans les mers, et le fils de Jacques, l’océanographe qui a battu les records de profondeurs, ça aide?

Il y a un historique qui montre effectivement qu’avec cette manière de penser, on arrive à des résultats. Quand mon grand-père a imaginé son ascension stratosphérique, les seuls qui y ont cru, c’est le Fonds national belge de la recherche scientifique puis Solvay. Personne n’a voulu lui construire sa capsule pressurisée, alors il a demandé à un fabricant de cuves à bière, sans dire qu’il allait dans la stratosphère. Aucune compagnie d’assurances n’a accepté de couvrir son vol, alors il est monté sans assurance dans une cuve à bière pressurisée. Depuis, les avions ont des cabines pressurisées pour pouvoir voler à haute altitude. Quand mon père est descendu dans la fosse des Mariannes à onze kilomètres de profondeur, les marines nationales avaient des sous-marins qui plongeaient à 300 mètres maximum. Et la marine américaine a acheté le bathyscaphe pour pouvoir faire de la plongée profonde, parce qu’ils en étaient incapables avec leurs habitudes et leurs technologies anciennes. Il y a une certaine démonstration de ma famille que lorsqu’on sort des dogmes établis, on arrive à des résultats intéressants.

Ce n’est pas lourd à porter, le nom de Piccard?

C’est paradoxal: quand je réussis, on dit «c’est normal, c’est un Piccard». Quand j’échoue, on dit «tiens, il est moins bon que son père et son grand-père». Mais, maintenant, quand je vais chercher des soutiens pour mes projets, disons qu’on me prend au sérieux. Les gens savent aussi que j’ai une persévérance et une résilience qui font que je n’abandonne pas mes projets en cours de route. Mais j’ai vécu la première moitié de ma vie avec des personnes qui me demandaient «tu vis sur la réputation de tes ancêtres ou tu fais aussi quelque chose toi-même?». Le tournant fut le Breitling Orbiter 3 et le tour du monde en ballon réussi, en 1999, après deux échecs. Là, ce fut un immense succès. Il y a un avant et un après. Mais cet avant est extrêmement important: il permet de garder les pieds sur terre. De rester modeste. De rester reconnaissant quand on a un succès, et pas de s’en glorifier inutilement.

Bio express

1958
Naissance, à Lausanne.
1985
Champion d’Europe de voltige en deltaplane.
1986
Diplômé en médecine et hypnothérapie (université de Lausanne).
1992
Remporte la première course transatlantique en ballon.
1999
Effectue, avec le Britannique Brian Jones, le premier tout du monde en ballon, à bord du Breitling Orbiter 3.
2003
Crée la Fondation Solar Impulse, avec le pilote suisse André Borschberg.
2008
Docteur honoris causa de l’UCLouvain.
2016
Boucle le tour du monde à bord de l’avion solaire Solar Impulse.
2028
Projet de tour du monde en avion à hydrogène –le Climate Impulse– sans escale.

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