Le procès terminé, verra-t-on moins de sexisme ordinaire, moins de maris s’approprier le corps de leur femme? © GETTY IMAGES

Procès de Mazan: «Si les violeurs n’ont pas honte, ayons honte pour eux»

Ludivine Ponciau
Ludivine Ponciau Journaliste au Vif

Déjà qualifié d’historique, le procès des viols de Mazan est à la fois extraordinaire par son ampleur et tristement ordinaire par les mécanismes de domination qu’il met en lumière.

Tribunal correctionnel de Bruxelles, 54e chambre. Le prévenu est suspecté d’avoir commis deux viols lors d’une soirée organisée à son domicile. «Je ne me souviens plus s’il y a eu relation consentie ou un viol», témoigne l’une des plaignantes, évaluant que si elle était ivre à ce point, elle aurait de toute façon été incapable de consentir à la relation. Derrière cette accusation de viol, déclare la magistrat du parquet qui requiert l’acquittement au bénéfice du doute, se cache peut-être «une certaine capacité d’autoconviction […] une histoire qui se réécrit avec ce qu’on leur [aux victimes] dit».

Tribunal correctionnel de Huy. Un quinquagénaire comparaît pour avoir contraint son ex-épouse à se droguer et à se prostituer durant quinze longues années. Elle était encore mineure quand ils se sont rencontrés. Lui avait le double de son âge. Le sadomasochisme s’est invité dans leur relation, «c’est vite devenu libertin», s’en explique le prévenu. Lui n’aurait forcé à rien: ni les pratiques sexuelles peu ordinaires, ni les injections de drogue, ni les rencards avec des inconnus contre paiement.

Cour criminelle départementale du Vaucluse. Dominique Pelicot comparaît pour avoir drogué son épouse, Gisèle, aux anxiolytiques avant de l’offrir à d’autres hommes. Les 92 viols, commis dans la chambre du couple alors que Gisèle était inconsciente, ont tous été filmés. Sur 83 violeurs potentiels, 51 ont été démasqués, dont Dominique Pelicot lui-même. Des suspects âgés de 26 à 73 ans, qui ne sont ni des violeurs récidivistes ni des désaxés. Un pompier, un militaire, un gardien de prison, un conseiller municipal, un infirmier, un journaliste –de Mazan ou des environs–, des maris, des pères, des fils, des voisins, des collègues, des amis: un sacré panel. Des types ordinaires qui se sont soulagés sur un corps inerte pendant que le mari matait.

Trois lieux, trois affaires, quelques similitudes. Des histoires qui se répètent semaines après semaines dans les salles d’audience. Des suspects qui s’expliquent, s’excusent ou se dédouanent. Des victimes meurtries, parfois malmenées à la barre. Des versions qui divergent. Des doutes qui s’installent. Des jugements qui apaisent. Des classements qui dévastent.

«La réalité vient nous éclater à la figure. Il est devenu impossible de se voiler la face.»

A Mazan, pendant toutes ces années, Dominique Pelicot a inlassablement expliqué la marche à suivre à ceux qu’il recrutait au moyen de petites annonces intitulées «A son insu» sur le site coco.fr. Messages privés, réunions Skype, envoi de photos de sexe en érection «pour être sûr que tout marchait bien», premier casting du candidat et finalement le viol au domicile conjugal. Le «grand soir», ceux qui affirment aujourd’hui avoir pensé participer à une mise en scène orchestrée par un couple libertin, devaient se plier aux règles du jeu: ne pas faire de bruit, se déshabiller dans la cuisine, ne pas porter de parfum ou se mettre un peu à l’écart du lit si Gisèle montrait des signes de réveil.

«Dans le procès de Mazan, tous les éléments propres au viol se retrouvent mélangés. Cette réalité vient nous éclater à la figure, au point qu’il est devenu impossible de se voiler la face», analyse Ivan Jablonka, professeur d’histoire contemporaine à l’université Sorbonne Paris Nord et auteur de Laëtitia. Ou la fin des hommes, une réflexion sur le féminicide, et Des hommes justes sur le patriarcat et la masculinité. «Les procès pour inceste et pour viol qui se jouent quotidiennement dans les cours d’assises forment une terrible litanie des délits et des crimes sexuels. Cela donne une image pessimiste de notre société car nous pouvons mesurer l’extrême prévalence et la fréquence de ces faits.»

«On assiste à une sorte d’aveuglement volontaire.»

Comment ce rituel a-t-il pu durer dix ans sans éveiller les soupçons? Comment tant d’hommes ont pu participer à un tel cérémonial sans jamais renoncer, sans jamais (se) dénoncer? Comment Dominique Pelicot a-t-il pu poursuivre sa routine perverse alors que celle qui partageait sa vie depuis un demi-siècle –et qui voyait en lui un mari charmant et attentionné– se plaignait de troubles, d’absences et de problèmes gynécologiques?

Pour Ivan Jablonka, s’il est si fréquent que les auteurs d’agressions sexuelles tentent de se dédouaner, c’est notamment en raison du fait qu’ils se pensent à l’abri des poursuites et ne ressentent aucune honte, contrairement à leur victime. «Il leur arrive rarement de prendre du recul. Parfois, ils n’ont même pas le sentiment d’avoir été violents. On assiste à une sorte d’aveuglement volontaire

Vrais viols, vraies victimes

A Mazan, un avocat de la défense a remis en question l’intention de son client de commettre une agression sexuelle, estimant qu’«il y a viol et viol» et qu’en l’absence d’intention, ledit viol est inexistant. L’un de ses confrères a émis l’hypothèse que la victime avait des «penchants exhibitionnistes» qu’elle n’assumait pas. Une autre avocate encore trouvait que certaines photos donnent l’impression que «Madame était consentante et joueuse pour aller partager un moment à trois».

Dans son ouvrage En finir avec la culture du viol, Noémie Renard, chercheuse en biologie et animatrice du blog Antisexisme.net, rappelle que les viols se rapprochant du stéréotype du «vrai viol» sont davantage signalés, jugés et condamnés. A contrario, plus le viol s’éloigne des clichés, plus la victime aura tendance à retirer sa plainte. Cette différence de traitement entre les «vrais viols» et les autres intervient à toutes les étapes du processus judiciaire. Ainsi, les viols commis par un inconnu seraient deux à trois fois plus souvent signalés que ceux commis par une personne connue. Si la victime porte des marques visibles de l’agression, la plainte aura également plus de chances d’aboutir à un procès. Enfin, l’appartenance de l’agresseur à une catégorie défavorisée de la population (chômeur, minorité ethnique, etc.) faciliterait le traitement de la plainte. Une réalité que met en lumière une étude menée par une sociologue britannique et parue en 2015 dans The European Journal of Criminology. «Comparé à un suspect non blanc, un suspect blanc a deux fois plus de chances de ne pas faire l’objet d’une enquête approfondie si sa victime est non blanche.»

Ce qui favorise la tolérance de la justice à l’égard des violences sexuelles, décrypte également Noémie Renard, ce sont les stéréotypes et les mythes, très tenaces, qui les entourent. Dans l’imaginaire collectif, le viol est le plus souvent commis par un homme inconnu de la victime, armé et appartenant à une catégorie défavorisée de la population. Le «vrai viol», toujours dans l’imaginaire collectif, implique forcément une pénétration par le pénis, s’accompagne d’une grande violence physique et a lieu la nuit dans un espace public.

Selon une enquête Ipsos, menée en collaboration avec l’association Mémoire traumatique et victimologie, 44% des français pensent effectivement que la plupart des viols sont commis par des inconnus et 55% qu’ils sont le plus souvent perpétrés dans des lieux publics.

Un «vrai viol» ne peut être commis que sur une «vraie victime». Pour être considérée comme crédible, celle-ci doit adopter un comportement parfaitement rationnel. «Elle s’est débattue de toutes ses forces lors de l’agression (alors que la plupart des victimes ne se débattent pas); elle signale le viol le plus rapidement possible à la police et en fait un compte-rendu précis; elle montre également des signes de détresse explicites (alors que le syndrome post-traumatique altère la mémoire et émousse les émotions); elle coupe immédiatement tout contact avec le violeur et, si celui-ci est son conjoint, elle le quitte sur le champ (alors qu’elles peuvent être paralysées par la honte ou par un phénomène d’emprise)», aligne Noémie Renard. Encore faut-il qu’elle puisse prouver qu’elle s’est montrée irréprochable, poursuit l’autrice. Qu’elle s’est abstenue de comportements aguicheurs ou sexuellement trop explicites, qui auraient pu «provoquer» le viol. Qu’elle ne s’est pas habillée de manière trop légère, n’avait pas trop bu ou pris de drogue. Et, évidemment, qu’elle n’avait pas invité cet homme à venir chez elle.

La justice est-elle trop clémente avec les agresseurs sexuels? © BELGAIMAGE

Procès de Mazan: tous coupables?

Au-delà du viol en tant que figure criminelle, le procès qui se déroule dans le Vaucluse est aussi devenu celui de tous les vices qui gangrènent une société malade de son machisme et de son patriarcat.

Déjà qualifiée d’historique avant même son dénouement, de procès du «mâle» et de la «masculinité», l’affaire Dominique Pelicot et ses 50 complices présumés est commentée sur tous les plateaux, inspire moult tribunes et alimente les hashtags les plus viraux. «Oui, tous les hommes sont coupables, coupables d’être restés des indifférents ordinaires, sanctionnait la philosophe, chercheuse et professeure de science politique française Camille Froidevaux-Metterie dans Le Monde, le 19 septembre. En dépit de l’intense production d’outils pédagogiques (livres, podcasts, documentaires) ces dernières années, très peu d’hommes font la démarche d’essayer de comprendre ce dont il est question. Ils peuvent donc affirmer ne pas avoir honte puisqu’ils restent ignorants de cette réalité historique et culturelle qu’est l’enracinement du système patriarcal. Celui-ci, poursuit l’autrice de plusieurs ouvrages sur la condition féminine, repose sur la définition immémoriale de l’existence féminine au prisme des seules fonctions sexuelle et maternelle, lequel socle fonde la domination masculine comme entreprise d’assignation des femmes à la disponibilité corporelle.»

Et alors que le hashtag NotAllMen (slogan né dans les années 2000 et déjà réapparu sur les réseaux sociaux au moment de la vague MeToo) s’offre un nouveau tour de piste, plus de 200 hommes (dont l’écrivain Gaël Faye, l’humoriste Guillaume Meurice ou le chanteur Eddy de Pretto) sortent du bois pour proposer une feuille de route pour «en finir avec la domination masculine».

«Dire « tous les hommes », c’est parler de violences systémiques perpétrées par tous les hommes, parce que tous les hommes, sans exception, bénéficient d’un système qui domine les femmes. Et puisque nous sommes tous le problème, nous pouvons tous faire partie de la solution», décrit le thérapeute et formateur sur les questions de sexualités et de relations Morgan N. Lucas, à l’origine de la tribune.

Que restera-t-il de tout cela une fois l’affaire jugée? Quelle sera la durée de vie de cette prise de conscience, de ces promesses de révolution? Verra-t-on moins d’affaires jugées dans les salles d’audience, moins de sexisme ordinaire en rue, sur le lieu de travail, moins de maris s’approprier le corps de leur femme?

Plutôt que de blâmer le mâle, tous les mâles, Ivan Jablonka propose lui aussi d’encourager les hommes à se déconstruire et à révolutionner le masculin. Egalement de pratiquer une désobéissance du genre en s’éloignant des codes et en cassant la connivence masculine. «En tant qu’homme, il faut être capable de prendre la parole pour manifester son dégoût […] Si les violeurs n’ont pas honte, ayons honte pour eux.» La masculinité, propose l’historien, doit être réformée à travers une réflexion collective. Cette mobilisation doit être visible partout: dans les livres, les débats, les œuvres d’art, et doit s’inscrire dans une démarche de promotion de justice de genre. «Ce qui est demandé aux hommes, ce n’est pas d’être doux, sympathiques ou gentils, mais d’être justes. Cette égalité, cette non-domination, va aussi leur permettre de sortir de cette forme d’aliénation que sont l’agressivité, la culture du risque, du travail, du désinvestissement familial, du mépris de la lecture, de la culture et de la psychologie.» De renoncer à ce rôle de composition qu’on lui a assigné, mais qu’il a consenti à jouer.

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