Le maternage intensif, un choix éducatif controversé
Elles disent non au biberon et restent collées à leur bébé, jour et nuit. Le maternage intensif séduit de plus en plus. Un choix éducatif controversé.
Aram aura 4 ans ce mois-ci. Debout, sur une petite chaise, le bambin tète le sein de sa mère : le cliché, à la Une du Time, fait le tour de la planète, à travers Facebook, Twitter, les blogs, et ne cesse d’alimenter les conversations. L’hebdomadaire américain, en réalité, enquête sur ces mères adeptes du « maternage proximal » et raconte la success story du Dr William Sears. Outre-Atlantique, l’homme et son concept éducatif sont un phénomène de société. Chez nous, bien que marginal, il séduit de plus en plus de nouvelles mères en quête de la manière idéale d’élever leurs enfants.
Concrètement, il s’agit pour la mère de rester en connexion physique constante avec son enfant : ne jamais, jamais, le laisser pleurer, l’allaiter à la demande et longtemps (des années, plutôt que quelques mois), partager le lit parental, le porter au plus près de son corps, façon koala grâce à une longue écharpe (pour qu’il revive les sensations intra-utérines) au moins jusqu’à trois ans, voire jusqu’à ce que l’enfant se détache de lui-même. Ce maternage, porté par le pédiatre américain William Sears, auteur de l’expression « attachment parenting », s’est diffusé lentement par les canaux d’associations pro-allaitement, les ateliers de portage et les réseaux sociaux. Sans compter la promotion, par l’Organisation mondiale de la santé et l’Unicef, de l’allaitement exclusif jusqu’à six mois (« deux ans sont préférables »). Dans la foulée s’est également développé le label « Hôpital ami des bébés » (au nombre de vingt-deux actuellement en Belgique) qui soutient une « forte proximité mère-enfant ».
Qui sont ces mères séduites par cette nouvelle tendance ? Surtout des citadines trentenaires, très souvent diplômées. Comme Laurence, 37 ans, traductrice. Son dernier, Benjamin, presque 2 ans, se réveille et s’endort immanquablement au sein de sa mère. A l’occasion, il tète « lorsqu’il s’ennuie ». Ses soeurs ont été allaitées pendant près de quatre ans. « Quand il ne mange pas, je suis rassurée parce qu’il trouve ses nutriments dans mon lait. Je l’allaite aussi lorsqu’il est trop excité et qu’il a besoin d’être calmé », explique la jeune femme, qui ajoute : « Nous ne faisons que revenir à des gestes perdus. »
Le retour à la nature, à l’instinct ? Le maternage intensif exige de la part des mères sacrifices, dévouement, de longues heures vouées à des tâches « ingrates » ; bref un boulot de presque tous les instants. Cela commence dès l’accouchement – sans péridurale, dans l’eau ou accroupies, parfois dans une maison de naissance. Plus tard, les parents opposés entre autres à la fessée et aux punitions, optent pour une éducation non violente dans le respect de l’enfant.
Les mères sont ainsi convaincues de façonner le destin de leur progéniture. « C’est justement dans la petite enfance que se constitue le réservoir de la sécurité affective, qui sera la clé du futur équilibre de l’enfant », avance Virginie, 35 ans, ex-commerciale et maman d’un petit Ulysse d’un an, qu’elle continue d’allaiter bien qu’il soit passé à la nourriture diversifiée. La jeune femme ne doute pas un instant des vertus de cette éducation qu’elle bachote comme une étudiante. Sur ses étagères, une collection de livres consacrés au sujet. Au coeur du discours sur le « maternage proximal », une pratique parentale « qui met à l’abri de relations difficiles avec ses bambins, réduit le recours au soutien psychologique pour les enfants, les dépressions, les suicides et, plus généralement, la violence dans la société ».
Un signe de pouvoir ?
Que pensent les psys et les sociologues qui se sont penchés sur ces mères « qui veulent trop bien faire ». « Le maternage intensif peut devenir problématique quand le couple mère-enfant prend la place du couple conjugal ou s’il vient réparer une anxiété maternelle intense », explique Armand Lequeux, professeur de sexologie médicale à l’UCL. Pour le pédopsychiatre Patrick Ben Soussan, « la vie humaine est ponctuée d’épreuves de séparation, qui sont des étapes importantes pour préparer l’enfant à prendre son envol. Par un peau à peau obsessionnel, on risque de le priver d’un apprentissage fondamental. C’est une illusion d’imaginer un processus d’éducation sans la mise à l’épreuve de ces séparations ».
D’autres psys décèlent dans cette pratique un « signe de pouvoir » des mères, qui indiquent clairement qu’elles sont les seules à savoir consoler, soigner, alimenter… et qui commandent. Et de s’interroger sur la place des pères, qui peuvent apparaître comme des figurants. « Etre mère conduit nécessairement à renoncer aux bénéfices narcissiques que procure le maternage », tranche Nahum Frenck, pédopsychiatre. Car, au fond, note-t-il, cette ambition d’être la meilleure mère flatte son ego et lui procure une image de soi valorisante. Ou apaise le fait de n’avoir pas été « cajolée » selon ses besoins. « Peu de parents admettent leur égoïsme : adopter ou non le maternage intensif en dit plus sur leurs besoins subjectifs que sur ceux supposés de leurs enfants. »
Le choix du maternage intensif n’est pas sans conséquences. Les plus militantes finissent par quitter le monde du travail. « Mon mari bosse six jours sur sept. C’est un choix familial, et aussi une chance de pouvoir s’occuper de son enfant », déclare Virginie. Une attitude qui inquiète les féministes. Les mères ne tiendraient pas compte du risque réel qui guette leur couple : l’échec, qui concerne un ménage sur deux. Filles, pour la plupart, de mères qui ont gagné l’argent de l’indépendance et de la liberté, elles s’inscrivent en réaction à un choix dont elles estiment avoir souffert. « Ma mère a voulu tout embrasser et le résultat n’est pas si brillant que ça : elle s’est heurtée au monde difficile de l’entreprise, son couple n’a pas fonctionné et je ne l’ai pas beaucoup vue. Soutenir que ce qui compte davantage, c’est la qualité plutôt que la quantité n’est pas si vrai que ça », raconte Laurence. La sociologue Dominique Maison est persuadée que ce « discours n’aurait jamais rencontré autant de succès si les femmes n’avaient pas été déçues par le monde du travail ».
Ce dévouement maternel remplacerait ainsi leur déception professionnelle par une occupation valorisante ? Les mères maternantes se disent plutôt soumises en permanence au regard des autres. Les pressions viennent du public – Laurence ne s’est jamais cachée pour « nourrir » son petit de 2 ans, mais s’est imposée des règles ; pas question d’allaiter dans un centre commercial. Mais les critiques de la famille peuvent être tout aussi cinglantes : « Ma grand-mère et ma mère ont du mal à comprendre ma démarche et me regardent avec un mépris silencieux », regrette-t-elle.
SORAYA GHALI
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