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Explosion de la dépression et de diagnostics psychiatriques… Sommes-nous devenus tous fous ?

Rosanne Mathot Journaliste

Serions-nous tous en train de perdre la boule ? Le nombre de diagnostics psychiatriques explose, la consommation de psychotropes flambe et l’OMS estime que la dépression, en tant que maladie chronique, sera, d’ici à 2020, le trouble le plus incapacitant de la planète. Mais alors que la psychiatrie trône sur nos existences, elle se refuse toujours à définir son objet. Et si c’était elle qui était malade ?

 » Peut-on devenir fou ?  » :la question fait bafouiller les experts qui clopinent dans leurs petits souliers. Posée à dix praticiens (psychiatres, neurologues, experts-psychiatres, psychologues), l’interrogation a reçu dix réponses différentes, balayant tout le paysage hésitant des possibles, du  » non  » au  » oui « , en passant par le  » peut-être « , ou le  » parfois « . En fait, depuis plus de deux mille ans, le monde s’excite autour de la notion de folie, vagabondant entre théories médicales vaporeuses et égarements théologico-philosophiques. En vain.

Force est de constater qu’en 2017, alors que les diagnostics de troubles psy explosent, la psychiatrie reste une science qui se refuse à définir son objet : la folie et son antonyme, la santé mentale. Les  » troubles mentaux  » bénéficient de vagues et troublantes définitions établies par l’OMS (Organisation mondiale de la santé) et l’association américaine de psychiatrie, APA, via son lexique, le DSM. Mais ces explications sont tellement alambiquées, contradictoires et frêles que le simple bon sens s’étonne que les psychiatres puissent les utiliser.

« Il n’y a pas de définition »

La folie a ceci de contrariant qu’elle laisse tout le monde en cale sèche.  » La folie ? Non, il n’y a pas de définition !  » Manuel Morrens, psychiatre à l’hôpital psychiatrique de Duffel, en Flandre, le confirme :  » C’est comme aller chez le généraliste et lui dire « Docteur, je suis malade ». Très bien, mais ça veut dire quoi « être malade » ? Eh bien, « être fou », c’est pareil.  » Même son de cloche, pour Ivan Godfroid, psychiatre à l’hôpital Marie Curie, à Charleroi :  » Nous sommes dans le flou. Décrire parfaitement la santé mentale, et son corollaire, la maladie mentale, n’est pas possible ! Nous sommes tous des caméléons, en mouvance perpétuelle. Et quelle est la bonne couleur du caméléon ? Il n’y en a pas !  » Pour Pierre Schepens, psychiatre à la clinique de la forêt de Soignes, à Bruxelles :  » On navigue à vue ! Comme il n’existe ni définition, ni marqueur biologique du trouble psy, aucun test biologique ne permet de « prouver » le trouble mental… « . D’autres experts évoquent la notion d’harmonie :  » C’est ça qui fait défaut, dans les troubles psy : l’harmonie ! On ne pense pas, on ne parle pas, on ne se comporte pas de façon harmonieuse « , avance Dominique Drapier, chef du pôle hospitalo-universitaire de psychiatrie adulte, à Rennes.

Il y a de quoi en perdre la tête : non seulement la psychiatrie ne sait pas définir la santé mentale, mais en plus, elle admet qu’elle n’a pas trouvé la cause ou l’origine d’un seul trouble psy. Et pourtant, elle diagnostique à tout va, en se basant principalement sur le fameux DSM-5, le dernier-né des répertoires des troubles mentaux, made in USA.

DSM : le bouquin qui rend fou ?

Dans les grandes lignes, c’est le DSM qui décrète qui est  » fou  » et qui ne l’est pas. Le DSM-5, c’est à la fois la bible et la bête noire des psychiatres. Il y a ceux qui y tiennent mordicus et d’autres qui le rejettent en bloc. A la base, le DSM a été conçu comme un outil permettant à tous les psychiatres du monde de parler la même langue. Jusqu’à l’arrivée du DSM, la psychiatrie, c’était Babel : un médecin pouvait diagnostiquer une dépression chez un patient, alors qu’un autre psychiatre allait, lui, évoquer une schizophrénie. Gênant.

Plus il y a de troubles, plus il y a de diagnostics… et plus il y a de prescriptions

Ce qui est étonnant, c’est que, entre sa première édition, en 1952 et sa dernière, en 2013, ce dictionnaire est passé d’une soixantaine de troubles répertoriée à près de cinq cents. Une progression fulgurante, rendue possible, notamment, par la pathologisation d’émotions humaines normales, comme la colère, la tristesse ou le stress. L’inflation de troubles a été si massive qu’au lendemain de la publication du DSM-5, Allen Frances, l’un des rédacteurs de la version précédente, écrivait, dans une corrosive carte blanche parue dans le New York Times :  » Des millions de gens qui sont allés se coucher hier soir, pensant être normaux, se sont réveillés, ce matin, avec un nouveau trouble mental.  » Pour le docteur Frances, comme pour les autres détracteurs du DSM, l’industrie pharmaceutique suggérerait de nouveaux troubles mentaux afin de pouvoir doper son marché : plus il y a de troubles, plus il y de diagnostics… et plus il y a de prescriptions.

La psychiatrie est malade

Le DSM ne serait-il, finalement, que ce vilain fabricant de troubles mentaux, à la solde de l’industrie pharmaceutique ?  » Non. Ça reste un outil intéressant et personne n’oblige un psychiatre à s’en servir, tempère le docteur Morrens. C’est un outil obsolète, mais pour l’instant, on n’a pas mieux. Evidemment qu’il y a le poids de Big Pharma (NDLR : le lobby pharmaceutique). Comme partout, comme toujours, le pognon s’en est mêlé. Il existe seulement quatre types de molécules, en psychiatrie : les labos ont donc évidemment tout intérêt à ce que nous les consommions à toutes les sauces. En ce sens, oui, la psychiatrie actuelle est malade.  »

De fait, les chiffres sont là. Sans nier la réalité de la profonde souffrance de certaines personnes, on ne peut que constater un actuel surdiagnostic doublé d’une surmédicalisation psychiatrique. Le philosophe canadien Jean-Claude St-Onge constate ainsi qu' » au Québec, un patient sur sept ressort du bureau de son médecin avec une prescription pour un antidépresseur. C’est effarant ! Aux Etats-Unis, la consommation de psychotropes a augmenté de 4 800 % au cours des 26 dernières années !  »

La surmédicalisation sert aussi les intérêts de l'industrie pharmaceutique.
La surmédicalisation sert aussi les intérêts de l’industrie pharmaceutique.© Christophe Licoppe/photo news

Psy-boom !

On dirait bien qu’il n’y a jamais eu autant de  » bipolaires « , de  » dépressifs « , de  » borderline « , de  » pervers narcissiques  » ou de gens en  » burnout  » qu’aujourd’hui.  » A l’évidence, il y a une inflation massive « , confirme le psychologue François Nef, professeur à l’UCL.  » On constate une épidémiologie des troubles psy fulgurante !  » relève aussi le sociologue Yves Dario, de la Fondation Roi Baudouin.  » Il suffit de voir les chiffres du burnout : ils explosent tout !  » De fait, selon l’Inami (l’Institut national d’assurance maladie-invalidité), 80 000 Belges souffrent de burnout (1), chaque année. Une véritable épidémie.

Comment l’expliquer ? Le DSM ne peut pas être responsable de tous les maux du monde. Que se passe-t-il ? Société toxique ? Banalisation du trouble mental ? Fabrication artificielle de nouvelles pathologies ? C’est une combinaison de tout cela.  » Il existe aujourd’hui une dictature du bonheur, note ainsi le docteur Godfroid. Il faut sourire en permanence et se montrer heureux. Les gens ne veulent plus supporter ce qui ne va pas bien. Ils veulent être  » au top « , en permanence. Ils ne supportent plus la frustration.  » Et son confrère Manuel Morrens de lui emboîter le pas :  » Il faut expliquer à nos enfants que la frustration fait partie de la vie. Aujourd’hui, on veut tout, tout de suite. Evidemment, on s’effondre à la moindre contrariété.  »

Quand faut-il consulter ?

Faute de rien, faute de mieux, où doit-on placer le curseur entre une personne  » normale  » et une personne au comportement pathologique ? Quand est-il temps de consulter un psy ? Le bon sens voudrait que ce soit lorsqu’on se sent fonctionner différemment de ce qui nous est habituel et que cela entraîne un mal-être ou des heurts avec notre entourage. Quand on est déprimé, autiste ou schizophrène, on a du mal à comprendre, à décrypter les émotions d’autrui, par exemple.

Un violeur est d’abord un criminel, ce n’est pas obligatoirement un malade mental

En théorie, l’idée fonctionne. Mais en pratique ?  » Si votre cerveau lui-même est malade, comment pourrez-vous savoir que vous avez des troubles psy ? Comment pourriez-vous même en avoir conscience ?  » interroge le docteur Drapier, qui mène, à Rennes, des recherches visant à rapprocher la neurologie de la psychiatrie. De fait, sans conscience de son trouble, on ne consulte pas. C’est bien là le souci des personnes psychotiques, qui peinent à faire la différence entre le réel et l’imaginaire et qui pensent, en général, que ce sont  » les autres  » qui ont un souci. Pas elles.

Le DSM, un outil de coercition ?

La psychanalyste et philosophe française Colette Soler estime que  » quelqu’un de « normal » est un sujet adapté au milieu social dans lequel il vit « . Intéressante réflexion, mais pas vraiment satisfaisante : elle reviendrait à dire qu’un hitlérien, un terroriste, un sataniste ou un violeur seraient forcément des malades mentaux. Ce n’est pas le cas.  » Un violeur est d’abord un criminel, ce n’est pas obligatoirement un malade mental « , rappelle ainsi François Nef, qui met en garde :  » En fonction des critères sur lesquels elle se base, la psychiatrie peut devenir un dangereux outil de coercition. Par exemple, un opposant politique pourrait être considéré comme fou et envoyé au goulag !  »

La psychiatrie peut, de fait, être le reflet le plus sombre de notre société : ainsi, jusqu’en 1973, dans le DSM, l’homosexualité figurait parmi les troubles mentaux, entraînant électrochocs, castrations chimiques ou chirurgicales ou carrément des lobotomies frontales. La dernière mouture du DSM, le DSM-5, ne considère heureusement plus l’homosexualité comme une maladie mentale mais il énonce près de 500 troubles, certains nouveaux et décriés comme le trouble dysphorique prémenstruel (des troubles graves de l’humeur, pendant la période qui précède les règles). Reste que le DSM ne constitue, finalement, qu’un simple dictionnaire. Or, avec un dictionnaire, on peut écrire le plus somptueux des poèmes d’amour… mais on peut aussi écrire Mein Kampf.

(1) Devant l’absence de définition scientifique consensuelle du burnout, une équipe de la KU Leuven a développé un nouvel outil de mesure, le Burnout Assessment Tool (BAT), qui établit cinq symptômes précis, disponible à partir de janvier 2018 pour les patients, les médecins et les entreprises (Le Vif/L’Express du 20 octobre dernier).

Un Européen sur quatre est dépressif

Le coût des troubles de l’humeur et de l’anxiété dans l’UE se chiffre à environ 170 milliards d’euros par an, principalement en arrêts de travail. En Belgique, la dépression coûte un milliard, chaque année, non pas en soins (2 % de ce montant) mais en arrêts de travail. Topo similaire, pour le burnout : 600 millions d’euros d’indemnisations, chaque année. Soit 10 % du budget de l’assurance invalidité. En 1995, le taux de prévalence de la dépression au niveau européen était de 17 % (étude Depres 1995). Selon l’OMS, ce chiffre a grimpé aujourd’hui à 25 % de la population européenne ! Un européen sur quatre. Toujours selon l’OMS, dans l’UE, 50 % des  » congés  » pour maladie chronique sont imputables à la dépression et à l’anxiété.

Santé mentale et troubles psy : quelles définitions ?

En Belgique, aucune disposition légale ne définit la maladie mentale ou le déséquilibre mental. Dans le cadre de la loi du 26 juin 1990 relative à la protection de la personne des malades mentaux, la jurisprudence a été amenée à préciser la notion, car le juge ne peut ordonner la mise en observation d’une personne que s’il constate qu’il s’agit d’un malade mental. Par défaut, les magistrats se basent sur le DSM.

Le DSM-5 (la  » bible  » des psychiatres, éditée par l’APA, l’Association américaine de psychiatrie) définit un trouble mental comme étant  » un syndrome caractérisé par des perturbations cliniquement significatives dans la cognition, la régulation des émotions, ou le comportement d’une personne qui reflètent un dysfonctionnement dans les processus psychologiques, biologiques, ou développementaux sous-jacents au fonctionnement mental « . Cette définition ne tient nullement compte des particularités culturelles ou familiales du patient.

Pour l’OMS, la bonne santé est (sic)  » un état de complet bien-être physique, mental et social qui ne consiste pas seulement en l’absence de maladie ou d’infirmité « . Autant dire qu’à l’aune de cette définition, presque personne n’est en  » bonne santé « . Par ailleurs, ce fameux état de  » bien-être complet  » pourrait, en théorie, être atteint en consommant certaines drogues.

La CIM (Classification internationale des maladies), élaborée par l’OMS, ressemble beaucoup au DSM. Pour l’OMS,  » les troubles mentaux regroupent un vaste ensemble de problèmes, dont les symptômes diffèrent. Mais ils se caractérisent généralement par une combinaison de pensées, d’émotions, de comportements et de rapports avec autrui anormaux « . Le problème, c’est qu’il n’existe pas de définition de la  » normalité « . La définition de l’OMS précise que  » la déviance ou le conflit social seul, sans dysfonctionnement personnel, ne doit pas être inclus dans les troubles mentaux « . Ainsi, selon cette définition, un psychopathe ne souffre d’aucun trouble mental. Idem pour un psychotique  » bien dans sa peau « , même en dehors de la réalité.

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