Transactions pénales un demi-milliard d’euros
Alors que la Chambre prépare un nouveau texte de loi, les procureurs généraux ont enfin consenti à lui fournir des chiffres sur la transaction pénale élargie. Il y en a eu près de mille en six ans et elles ont rapporté gros.
Tout Belge un peu informé en a entendu parler, de cette transaction pénale élargie. Ne fût-ce que parce qu’elle est au centre du Kazakhgate : ce scandale d’Etats qui a permis au milliardaire Patokh Chodiev d’échapper à un procès public en Belgique dans le cadre de l’affaire de corruption Tractebel. L’opération a réussi grâce au vote à la hussarde par le Parlement d’une version élargie de la transaction pénale dont Chodiev a bénéficié in extremis pour négocier à l’amiable avec le parquet général de Bruxelles une sortie honorable, contre 23 millions d’euros.
Cet étrange baroud législatif et judiciaire du printemps 2011 fait toujours l’objet d’une enquête au sein même du Parlement, où la commission Trape (transaction pénale) s’attelle à rédiger ses conclusions, attendues pour la fin de cet hiver. Mais ce n’est pas seulement le Kazakhgate qui a rendu la transaction new look controversée. C’est aussi, et surtout, son objet : le fait d’étendre son champ d’application aux délits financiers. Certains magistrats n’ont pas hésité à dénoncer cette forme de justice accommodante pour ceux qui en ont les moyens et qui peuvent éviter un procès ainsi qu’un casier judiciaire, en payant une importante somme d’argent.
C’est surtout l’opacité de la transaction qui a été critiquée. D’abord parce qu’elle est menée secrètement dans le bureau du procureur du roi, et ce à n’importe quel stade de la procédure judiciaire y compris en degré d’appel. Si cette discrétion est inhérente à l’arrangement à l’amiable, elle pose néanmoins problème en matière de publicité des débats et de contrôle. Mais elle a aussi été pointée du doigt parce que ni les parlementaires ni les médias n’ont jamais pu connaître le montant annuel global négocié et obtenu par les parquets du royaume, depuis six ans.
Pourquoi un tel manque de transparence ? Il y a plus d’un an, nous avions contacté la responsable des statistiques du collège des procureurs généraux ( Le Vif/L’Express du 5 août 2016). Elle nous avait expliqué que l’enregistrement des transactions élargies par les différents parquets n’était pas suffisamment homogène pour en tirer des chiffres fiables et comparables. Une disparité constatée dès 2013, corrigée par une circulaire du collège entrée en vigueur début 2015, nous avait dit la responsable des statistiques.
Enfin des chiffres
Les travaux très médiatisés de la commission d’enquête Trape semblent avoir fait réfléchir le collège des PG. Il y a quelques jours, le procureur général de Bruxelles Johan Delmulle est venu à la commission justice de la Chambre pour faire le point sur la pratique de la transaction pénale élargie. Et il a fourni des chiffres pour toute la période 2011-2017. Il a toutefois expliqué que les statistiques jusque fin 2016 devaient être prises avec des pincettes car elles n’avaient pas été enregistrées dans un formulaire Excell national uniforme, ce qui ne fut le cas qu’à partir de janvier 2017. Etonnant vu la circulaire des PG de début 2015 citée plus haut… Bref, voici enfin les chiffres globaux de la transaction pénale, que Le Vif/L’Express et De Standaard se sont procurés.
Constat général : sur les six années, on recense 988 transactions pénales élargies, dont les montants négociés ont été payés. En tout, de 2011 à 2017, un total de 488 millions d’euros, soit près d’un demi-milliard, ont été versés à l’Etat dans le cadre de ces transactions avec le ministère public. En fonction de la fiabilité des chiffres, Johan Delmulle distingue deux périodes : celle d’avril 2011 à décembre 2016, qui totalise 952 transactions payées, soit 464 millions d’euros : 99 millions pour l’amende fixée par le ministère public, 323 millions d’arriérés dus au ministère des Finances et le reste, 42 millions, à l’ONSS et pour les parties lésées. Pour l’année 2017 – forte d’un tableau Excell national -, on recense 36 transactions pour un montant de 24 millions d’euros (dont 16 millions pour les Finances).
Le procureur général de Bruxelles a également fourni des statistiques par ressort de cour d’appel. Résultats globaux, en regroupant les chiffres des deux périodes : de 2011 à fin 2017, c’est le parquet de Gand qui totalise le plus de transactions pénales élargies (328), loin devant Liège (224), Anvers (176), Bruxelles (138), Mons (109) et le parquet fédéral (13). Toutefois, les amendes fixées par le ministère public dans ces transactions sont proportionnellement plus lourdes à Bruxelles qu’ailleurs (voir tableau).
Comme si de rien n’était
Autre enseignement des chiffres récemment transmis à la Chambre : malgré l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 2 juin 2016 qui avait jugé inconstitutionnelle la procédure mise en place au printemps 2011, les parquets ont continué à négocier des transactions sans discontinuer, en s’adaptant, semble-t-il, aux réserves émises par la Cour. Une situation limite, le collège des PG ayant finalement émis une circulaire en mai dernier pour régulariser cette pratique…
Aujourd’hui, une nouvelle loi sur la transaction élargie est toujours en préparation au Parlement. Lequel va devoir tenir compte des remarques de la Cour constitutionnelle sur le manque de transparence et de contrôle effectif des transactions par un juge de fonds qui, jusqu’ici, se contentait d’avaliser les transactions sur la forme.
En avril 2016, après les Panama Papers et avant l’arrêt constitutionnel cinglant, le ministre de la Justice, Koen Geens (CD&V), avait déjà adapté les textes par deux mesures concrètes : une transaction élargie ne pouvait plus être conclue après qu’un juge se soit prononcé sur le fond du dossier, ce qui excluait toute transaction en degré d’appel, et les transactions devaient être mentionnées dans le casier judiciaire.
Les débats législatifs actuels autour de cette procédure judiciaire controversée sont loin d’être terminés. Le procureur général Delmulle a fait savoir à la commission justice que les PG souhaitaient revenir à la possibilité de négocier une transaction élargie en degré d’appel. L’opposition fédérale avance, de son côté, des amendements. Ainsi, Ecolo-Groen, en pointe sur ce dossier depuis le début, souhaite que la transaction ne soit plus possible dans les contentieux dépassant le million d’euros ni une fois qu’un juge du fonds est saisi.
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