Itsik Elbaz (ici avec France Bastoen dans le rôle de Caesonia) est le Caligula de Camus, cet été à Villers-la-Ville. © DEL DIFFUSION

Tous les chemins mènent à Villers

Chaque été, les ruines de l’abbaye de Villers-la-Ville se transforment en théâtre à ciel ouvert. Cette année, c’est l’empereur Caligula qui s’empare de la scène. Un personnage historique qui, de l’Antiquité au xxie siècle, en passant par Camus, interroge les limites du pouvoir.

« Je viens de comprendre enfin l’utilité du pouvoir. Il donne ses chances à l’impossible. Aujourd’hui, et pour tout le temps qui va venir, la liberté n’a plus de frontières.  » Voilà une déclaration porteuse d’espoir mais dans la bouche de Caligula, elle aura un goût de sang. Désirant la lune, faisant fi de toutes les règles, éliminant l’un puis l’autre d’un claquement de doigts, écrasant toutes et tous sous le poids de son désir, jusqu’à provoquer la révolte menant à son propre assassinat : tel se présente le jeune empereur romain dans la pièce d’Albert Camus, qui s’installe cet été à l’abbaye de Villers-la-Ville. Caligula, né en l’an 12 de notre ère, mort à seulement 28 ans, s’inscrit dans une lignée d’empereurs despotiques aux moeurs détraquées au même titre que Néron, Commode et Domitien.  » Caligula parle principalement de l’immobilisme de la classe dirigeante et du peuple par rapport à un homme qui détient tout le pouvoir et en use et en abuse, explique Georges Lini, chargé de la mise en scène et qui a lui-même proposé de monter ce texte dans le contexte des ruines du monastère. L’empereur a une logique personnelle et il va au bout de cette logique : il veut se révolter contre sa condition d’homme, il n’accepte pas ses propres limites et il refuse que les autres acceptent les leurs. Dès lors, il va les pousser dans leurs derniers retranchements, il va provoquer des réactions. C’est une sorte de quête suicidaire.  »

L’intérêt pour la Rome antique et ses personnages  » bigger than life  » n’a pas faibli au fil des siècles

Caligula a été publié en 1944, soit deux ans après le roman L’Etranger et l’essai Le Mythe de Sisyphe. Mais Camus a entamé l’écriture de la pièce avant la Seconde Guerre mondiale, en 1938. Hitler est alors Führer du Reich allemand, Mussolini dirige l’Italie et Staline est à la tête de l’URSS. L’écrivain français a puisé les informations biographiques sur son personnage éponyme dans un ouvrage célèbre de l’Antiquité, La Vie des douze Césars de Suétone. Relation incestueuse avec sa soeur Drusilla, tendance à la cruauté dès son jeune âge, implication probable dans l’assassinat de Tibère, son grand-oncle auquel il succède en 37, volonté de s’attribuer une majesté divine : le portrait de Caligula dressé par Suétone est peu flatteur. Mais il est bien possible qu’il ait noirci le trait.

L'historien David Engels :
L’historien David Engels :  » Caligula est le premier exemple de « mauvais empereur », taxé de perversions sexuelles et de comportements tout à fait exagérés. « © dr

 » Le problème, c’est que les sources proviennent essentiellement des milieux sénatoriaux, précise David Engels, historien titulaire de la chaire d’histoire romaine à l’ULB. On y retrouve un schéma simpliste  » bons empereurs/mauvais empereurs « . Les bons empereurs se comportent de manière romaine, républicaine, conservatrice, etc. Les mauvais empereurs, dont Caligula est le premier véritable cas, mettent en avant le côté charismatique, hellénistique, exubérant, se heurtent à l’opposition sénatoriale et se retrouvent dotés d’un catalogue presque toujours identique de perversions sexuelles, de tortures, de procès des sénateurs, de comportements tout à fait exagérés. Mais ce qui est vraiment historique là-derrière, c’est un tout autre sujet. La recherche moderne sur Caligula est relativement sceptique à propos de toutes ses frasques, qui ont l’air en grande partie stéréotypées. Ce qui est curieux, c’est que la majorité de ces empereurs  » qui ont mal tourné  » étaient assez populaires parmi la population, au moins pendant une partie de leur règne. C’était le cas de Néron, de Domitien, de Commode et de Caracalla. Les critiques proviennent de l’élite sénatoriale romaine, un cercle très restreint de quelques centaines de personnes, quelques milliers si on compte leurs familles. L’immense majorité des sujets romains avait une vision complètement différente de l’empereur.  »

Magazine people

L’intérêt pour la Rome antique et ses personnages bigger than life n’a pas faibli au fil des siècles.  » Pendant une grande partie de son histoire, l’Occident s’est défini comme étant dans la continuité directe de l’empire romain, même institutionnellement, notamment avec Charlemagne et le Saint-Empire romain germanique, retrace David Engels. Dans ce cadre, parler des empereurs romains n’était pas se souvenir d’une époque depuis longtemps disparue, mais de personnages qui avaient façonné le début d’une institution toujours actuelle.  » La continuité a également été linguistique. Jusqu’au xxe siècle, l’apprentissage du latin faisait partie de l’éducation de l’élite et, aux côtés d’extraits de Cicéron ou de Virgile, Suétone appartenait aux standards. Ce que regrettent un peu certains historiens aujourd’hui.  » Suétone n’apporte pas grand-chose sur l’histoire institutionnelle ou sociale, constate encore David Engels. Sa Vie des 12 Césars, c’est vraiment le magazine people de l’antiquité. Avec des anecdotes, des petites histoires souvent tirées par les cheveux, alimentées par des rumeurs… Il se fait que c’est cette collection de biographies qui a survécu alors que beaucoup d’autres ouvrages historiographiques beaucoup plus intéressants de notre point de vue – même si moins amusants – ont été perdus. Je suis sûr que si le texte Suétone ne nous nous avait pas été transmis et que d’autres biographies nous étaient parvenues, notre vision actuelle de l’empire romain serait potentiellement très différente.  »

 » A travers Caligula, Albert Camus voulait nous parler de notre responsabilité. « © photos : belgaimage – getty images

Réactivés dans la littérature au fil des siècles (lire aussi l’encadré), des empereurs romains despotiques comme Caligula ont pu servir de repoussoirs ou de signaux d’alarme lors de moments critiques. Comme lorsque Camus écrit sa pièce, en pleine montée du fascisme et du totalitarisme, avec des formes extrêmes de culte de la personnalité. Ou comme aujourd’hui.  » Dans Caligula, le peuple, par crainte, ne bouge pas, souligne Georges Lini. Jusqu’où vais-je devoir aller pour que vous puissiez réagir ? semble demander Caligula. C’est exactement la question qu’on se pose maintenant face à certains dirigeants qui prennent des décisions à l’encontre de la sagesse populaire et nous qui nous réfugions sur Facebook en nous prenant pour de grands révoltés.  » C’est pour cette raison que Georges Lini, comme toujours quand il monte des classiques ( Britannicus de Racine, Un conte d’hiver de Shakespeare, ou encore Un tailleur pour dames de Feydeau, nommé comme meilleur spectacle 2016-2017 aux Prix de la critique), n’opte pas pour la reconstitution historique mais pour une histoire qui se passe ici et maintenant.  » Il y a un propos politique important et un point de vue contemporain dans la mise en scène, précise encore Georges Lini. Ça va peut-être un peu étonner dans le contexte de Villers-la-Ville, mais c’est ce contraste entre une forme contemporaine et la majestuosité des vieilles pierres, la confrontation du moderne et de l’ancien, que je recherche, tout en plaçant le public dans la position d’un vrai partenaire, actif. Camus voulait nous parler de notre responsabilité. Le monde n’est pas comme il doit être, il est ce que nous laissons faire. « 

Caligula : du 17 juillet au 11 août à l’abbaye de Villers-la-Ville. www.villers.be et www.deldiffusion.be

Auguste  (63 av. J.-C. - 14)
Auguste (63 av. J.-C. – 14)© Roger-Viollet

Figures impériales

Caligula est loin d’être le seul empereur romain à hanter les scènes au fil des siècles. Voici quelques homologues, monstrueux ou exemplaires.

Auguste (63 av. J.-C. – 14)

Le premier empereur, petit-neveu et fils adoptif posthume de Jules César.  » L’exemple type du bon empereur « , précise l’historien David Engels.  » Auguste a tiré de l’assassinat de César la leçon selon laquelle mettre trop en avant son propre pouvoir monarchique et militaire pouvait se terminer très mal. Il met en place le régime du principat, sorte de compromis entre le princeps d’un côté, qui commande l’essentiel des forces romaines avec un grand charisme, et puis, de l’autre, le Sénat qui représente l’essentiel de l’élite romaine.  » Auguste, toujours magnanime malgré les trahisons de ses proches, est le personnage principal de la tragédie de Corneille Cinna ou la Clémence d’Auguste (1641), interrogeant à travers le prisme antique les relations de pouvoir entre la noblesse et le gouvernement de Louis XIII et de Richelieu.

Néron (37 - 68)
Néron (37 – 68)© De Agostini/Getty Images

Néron (37 – 68)

Cinquième empereur, connu pour avoir commandité l’assassinat de sa propre mère, Agrippine, et persécuté les premiers chrétiens. La rumeur dit aussi qu’il jouait de la lyre et chantait pendant l’incendie de Rome en 64.  » Selon la perspective sénatoriale, c’était certainement un  » mauvais empereur  » parce qu’il a tenté de faire basculer une fois de plus l’équilibre entre son propre pouvoir et celui du Sénat vers une forme plus prononcée de monarchie « , explique David Engels. La tragédie de Racine Britannicus (1669) prend pour contexte le moment où Néron laisse percevoir sa nature cruelle, trahissant sa mère et éliminant Britannicus, fils de l’empereur Claude et prétendant légitime au trône. A l’opéra, les multiples complots autour de Néron et ses excès divers ont inspiré LeCouronnement de Poppée de Monteverdi et Agrippina de Haendel.

L’empereur sera à l’honneur au théâtre de la Vie, à Bruxelles, du 23 avril au 4 mai 2019, dans un spectacle mis en scène par Frédéric Dussenne, mêlant Racine, Monteverdi et… The Doors. www.theatredelavie.be

Titus (39 - 81)
Titus (39 – 81)© www.bridgemanimages.com

Titus (39 – 81)

Sa mémoire est restée vivace grâce à l’arc de Titus à Rome, élevé après sa mort par son frère Domitien, qui lui succède.  » Le règne de Titus est très court et se solde par une série de catastrophes comme l’éruption du Vésuve, rappelle David Engels. D’un point de vue de l’action politique, Titus est un personnage relativement dérisoire. La bonne image qu’en dresse l’historiographie, et en particulier Suétone, s’explique par la volonté d’assombrir autant que possible l’image de Domitien, considéré comme un tyran par les sénateurs, en idéalisant celle de Titus.  » Titus doit sa longévité dans le répertoire scénique à son amour pour la princesse de Judée Bérénice, auquel il dut renoncer pour des raisons politiques. Ce dilemme a notamment inspiré Bérénice de Racine, Tite et Bérénice de Corneille et l’opéra La Clémence de Titus de Mozart.

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