Le metteur en scène Bush Moukarzel face au public virtuel, pendant les répétitions.

Téléchargement du public en cours

En clôture de son édition Covid-proof 100% digitale, le festival liégeois Impact, dédié aux liens entre arts vivants et nouvelles technologies, propose To Be a Machine. Une performance autour du transhumanisme pour laquelle le public doit se télécharger au préalable.

C’est une situation qui risque de se prolonger encore quelque temps: nous ne sommes pas autorisés à nous rassembler dans les théâtres car nos corps sont les vecteurs d’une maladie mortelle. Et si nous profitions des avancées technologiques pour nous réunir autrement, pour former un public réel mais virtuel? Tel est le principe de To Be a Machine, cerise sur le gâteau de cette édition totalement digitale du festival Impact, organisé par le Théâtre de Liège (1).

To Be a Machine: le titre est au départ celui d’un essai, écrit par le journaliste irlandais Mark O’Connell et publié en 2017. Son titre français (aux éditions L’Echappée), Aventures chez les trans- humanistes: cyborgs, techno-utopistes, hackers et tous ceux qui veulent résoudre le modeste problème de la mort, fait parfaitement office de résumé. S’exprimant à la première personne, O’Connell y présente des geeks/apprentis sorciers/ aspirants-immortels comme Tim Cannon, biohacker de Pennsylvanie qui s’est implanté sous la peau plusieurs prothèses électroniques, ou encore l’Anglais Max More, dont la Fondation Alcor cryogénise des cadavres en vue de les ressusciter dans un futur où leur vie pourra être prolongée.

C’est comme si quelqu’un vous donnait une nouvelle couleur pour peindre. Comme si on ne savait pas que le rouge existait et qu’on le découvrait.

Dès la sortie du livre, Bush Moukarzel et Ben Kidd, cofondateurs, en 2012, de la compagnie basée à Dublin Dead Center (le nom de la position centrale sur scène, dans le jargon théâtral anglais), qui connaissaient personnellement Mark O’Connell, ont envisagé son adaptation pour la scène. « Le livre possède une voix forte, le narrateur est très présent, explique Bush Moukarzel, ce qui suggérait immédiatement que l’on puisse l’adapter facilement au théâtre. Si on veut comprendre le transhumanisme et l’intelligence artificielle, il existe d’autres livres plus informatifs sur ces sujets, mais celui de Mark a un ton propre et des qualités stylistiques. C’est une méditation mélancolique, à la Beckett, sur les réactions humaines par rapport aux avancées de la technologie, dans une sorte de sublimation de la peur de la mort qui est propre aux religions. » Début 2020, la compagnie lance concrètement le projet, en collaboration avec Mark O’Connell, sans trop savoir quand exactement il aboutirait. La Covid-19 a précipité les choses.

Installation d’âmes

Bush Moukarzel et Ben Kidd réunissent alors une équipe pour imaginer comment rassembler un public tout en ne le rassemblant pas. Le plan A est d’organiser un Zoom géant, où les spectateurs seraient présents en live. Comme à la NBA, qui dévoilait en juillet dernier la possibilité pour 300 fans de prendre place virtuellement dans les tribunes de ses matchs, en étant affichés en direct sur des écrans géants. « Mais nous n’avions pas assez de temps ni d’argent pour faire ça, précise Ben Kidd. Et Jack Phelan, notre directeur technique et concepteur vidéo, a proposé comme plan B que le public se télécharge avant le spectacle. Cette idée – même si ce fut techniquement le point le plus compliqué à gérer et pour lequel il a fallu développer une app particulière – était intéressante parce qu’elle collait bien avec celle des transhumanistes exposée dans le livre de Mark, selon laquelle ce qui importe, ce n’est pas notre corps, mais notre esprit, notre intelligence, et qu’un jour on pourra les télécharger dans un cloud. Ce téléchargement des spectateurs rend aussi la performance un peu plus étrange, le public forme comme une installation d’âmes. » Dans certaines séquences du spectacle, le public connecté se voit lui-même dans la salle, chaque visage étant affiché en vidéo sur une tablette, chacun à sa place, « assis » les uns à côté des autres. Un public réuni mais à distance, et enregistré. « C’est comme quand on regarde le soleil, poursuit Ben. Avec la distance et la vitesse de la lumière, on le voit tel qu’il était il y a à peu près neuf minutes. On regarde le passé. »

Jack Gleeson, en vrai et sur écran.
Jack Gleeson, en vrai et sur écran.

Face à ces spectateurs numériques téléchargés mais regardant en temps réel, il y a un acteur, physiquement présent sur scène, qui donne une vraie représentation. C’est Jack Gleeson, comédien irlandais dont les traits nous sont familiers grâce au rôle du jeune roi Joffrey Baratheon dans la série Game of Thrones, qui a accepté de se lancer dans cette expérience hors du commun. Expérience où il semble évoluer comme un poisson dans l’eau. « Alors que quelqu’un qui ne ferait que du théâtre pourrait avoir besoin du public pour calibrer sa performance, Jack a l’habitude des caméras et l’expérience de l’absence de public lors des tournages, ajoute Bush. Mais avant chaque représentation, on « allume » le public et Jack va voir les spectateurs. Il sent la responsabilité qu’il a de jouer pour ces gens. »

Entre réel et virtuel

Dès les premières minutes de To Be a Machine, Jack Gleeson parvient à créer une connivence avec ceux qui le regardent tout en les plongeant, par le contenu de la performance, dans un vertige qui ne fera que s’accentuer. Le trouble est malicieusement jeté par un jeu de mises en abyme, techniquement soutenu par une tablette sur scène et des décors incrustés sur fond vert. On se perd un peu entre ce qui est réel et ce qui est virtuel, entre ce qui est faux et ce qui est vrai. Un jeu de mensonges et de simulations qui est au fondement même du théâtre depuis ses origines et qui fait écho aux utopies transhumanistes. « Dans les premières réflexions sur le spectacle s’est posée cette question: pourquoi Jack jouerait Mark? , retrace Bush. Le point de départ du théâtre est très simple: un acteur monte sur scène et dit « bonjour, je suis Hamlet » et tout le public l’accepte. Cette question est liée à l’identité. Or, ce que les transhumanistes disent, c’est que l’identité n’est pas ce qu’on croit, que la manière dont on se pense soi-même est erronée. On se pense comme étant un corps, mais si on se pense comme des data, on ouvre une nouvelle manière de concevoir que ce pourrait être la vie humaine. »

Quoi qu’il en soit, To Be a Machine a défriché de nouvelles pistes pour le spectacle vivant et Dead Center envisage de mettre à profit le virtuel même après la crise sanitaire. « C’est comme si quelqu’un vous donnait une nouvelle couleur pour peindre, s’enthousiasme Bush, comme si on ne savait pas que le rouge existait et qu’on le découvrait. » Bienvenue dans une nouvelle ère.

(1) To Be a Machine: jusqu’au 28 novembre. Réservation au minimum un jour à l’avance: www.theatredeliege.be

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