Sur des ailes…
Tchekhov, deuxième ! Après le bel Oncle Vania, version Elvire Brison, voici une tout aussi captivante Mouette, sous l’oil de Xavier Lukomski : légère, entêtante, irisée aux moires de la vie
La Mouette. Au théâtre le Public, à Bruxelles, jusqu’au 9 avril. Tél. : 0800 944 44 ; www.theatrelepublic.be
Le théâtre poli, univoque, sanglé dans son réalisme, n’est nullement dans la manière de Xavier Lukomski. Le metteur en scène préfère les chantiers, les jeux du temps et de l’espace avec des accessoires de récupération, les louvoiements entre cauchemar, rêve, tragédie et farce, les plateaux fous où l’homme se heurte à la logique désaxée du monde, où les arts accrochent leurs notes, leurs mots, leurs films. Ainsi nous ont récemment éberlués ses Crève ! Tu n’as pas d’âme et Donne-moi tes yeux, j’ouvrirai une fenêtre sur ma caboche, double impératif sorti des entrailles de l’auteur Daniil Harms, visionnaire russe de l’ère stalinienne. Mais le metteur en scène peut aussi se mettre à la fine écoute d’une autobiographie recomposée, creusant ses propres émotions en jouant encore de tous les outils des arts mêlés. C’était alors le subtil X ou les travers du hasard…
L’homme n’est pas plus » lisse » que son £uvre, déjà riche et longue d’une vingtaine d’années, au travers de sa compagnie Théâtre des 2 eaux, qui s’accroche de rêve en rêve, d’atelier en compagnonnage (au théâtre des Tanneurs, à Bruxelles), sans véritable reconnaissance politique et financière. D’origine polonaise (troisième génération d’immigration), Français de naissance (du Nord), il s’est formé chez nous au théâtre. Lukomski affirme n’avoir jamais voulu faire autre chose que la mise en scène. Il manie aujourd’hui aussi bien la caméra ( Le Petit Bout du monde, Un pont sur la Drina…) que l’art des planches. Et, on l’aurait deviné, la matière slave l’attire irrésistiblement. Ce n’est pas avec lui que Tchekhov s’alanguira dans les teintes feutrées, embrumées de samovar et de nostalgie.
» La vie, toute la vie »
Sa Mouette démarre dans un chassé-croisé de conversations qui se superposent, la musique s’en mêle (accordéon, piano, trompette), des bouts de chansons s’échappent (Gainsbourg, notamment !). Un peu incon- fortable pour qui veut tout saisir, mais la cohérence tchekhovienne est imparable : » La vie, toute la vie « , disait celui-ci… Et ça bruit, bouge, renverse des verres, pouffe de rire, se fâche, se saute au cou, joue au loto (à l’ancienne), et… coupe au scalpel la phrase rythmée de Tchekhov. Tout un monde si proche du nôtre, en costumes d’aujourd’hui, qui peu à peu affine chacun des profils, mine de rien, dans le mouvement de la vie (et, donc, de la mort) et du théâtre, double thème obsédant de La Mouette (1896), pièce diffractée entre écrivains de la scène, actrices et spectateurs. Les uns en ont fait leurs métiers, d’autres en rêvent, d’autres encore s’y essaient, et certains en meurent. Et, s’ils ne jouent pas sur des planches, ils (se) représentent leurs vies, non pas avec ostentation ou dramatisme, mais en touches légères, comme de petites bouées lancées contre le temps qui fuit, le temps passé. Pas franchement pessimiste, au contraire. Le théâtre plante constamment ses banderilles, depuis la première scène û la préparation d’une représentation dans un théâtre de plein air û jusqu’aux citations de Hamlet et aux multiples réflexions sur l’art qui rend les hommes plus grands qu’ils ne sont, comme le pense Nina, la » mouette « .
La scénographie de Christine Flasschoen parle, elle aussi, de théâtre, entre les murs de briques laissés nus, avec un bout de rideau rouge, coulisses et accessoires. Au fil de la pièce, des tableaux du lac qui entoure la maison se suspendent çà et là, et le quotidien s’incruste, vrai, chaud comme le thé qui se boit, vif comme les oranges qui se pèlent. Une justesse confondante, tendre et drôle, avec douze comédiens/musiciens au même diapason, dont les très denses Cédric Eeckhout, Didier de Neck et Lieve Philippo, si troublante dans le personnage de la » mouette « .
Michèle Friche
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