Stéphane Brizé : « La situation économique actuelle est une situation de guerre »
Retrouvant Vincent Lindon pour la quatrième fois, Stéphane Brizé renoue, dans En guerre, avec la veine sociale qui lui avait souri dans La Loi du marché. Il signe, autour d’ouvriers refusant la fermeture de leur usine pour cause de délocalisation, un film coup de poing, parfaitement en phase avec une époque en proie aux dérives du néolibéralisme.
En guerre (1) est un titre tout sauf anodin. Pourquoi avoir opté pour celui-là ?
Les titres me viennent généralement tout de suite, avant même la première écriture, et traduisent une idée du film que je veux faire : une énergie, un son, une couleur – et là, en l’occurrence, une colère. Fondamentalement, je suis convaincu que la situation économique dans laquelle nous nous trouvons est une situation de guerre, totalement. Il ne s’agit pas de la guerre que feraient des salariés à des patrons : pour moi, et c’est juste le fruit d’une observation, des gens ont déclaré la guerre à une partie de la population. Ils sont aidés par certains mécanismes, certaines possibilités légales de dire à d’autres : » Nous n’avons plus besoin de vous, nous vous éjectons d’un système. » Si ça, ce n’est pas une déclaration de guerre ! Alors, que des gens entrent en résistance ne me semble pas complètement anormal, et cela s’appelle une situation de guerre. C’est un titre qui claque, mais qui a du sens.
J’ai tourné « En guerre » pour légitimer la colère des salariés
Dans La Loi du marché, vous vouliez donner un visage aux chiffres du chômage. La démarche est-elle comparable dans En guerre ? S’agissait-il, là encore, de donner un visage à ces statistiques de travailleurs que l’on élimine, impitoyablement ?
Oui et non. On peut citer de grands leaders syndicaux, et des luttes comme celle-là ont été incarnées fortement, puissamment et brillamment par des individus. Alors, pourquoi des images en plus ? Pour distraire ? Pour faire peur ? Peut-être pour informer. Elles ont cette vertu-là, et s’il s’agit un peu de faire du spectacle, il y a une volonté d’informer les gens, de leur expliquer ce qu’il y a sous le capot du moteur. Des informations, on n’en manque pourtant pas, nous n’ignorons pas que des entreprises ferment, que des salariés sont mécontents, qu’il y a des mouvements sociaux, etc. Pourtant, avant de m’engager dans ce projet, j’ai fait le constat que je ne savais pas grand-chose du pourquoi. L’information dont nous disposons est hyperfragmentée, on la trouve par petits bouts, un peu partout. La vertu que je prête à la fiction est d’agglomérer tout cela pour lui donner du sens et de la profondeur. Et de permettre, ce faisant, de mieux comprendre les mécanismes à l’oeuvre, ce qui lui confère une vraie nécessité. Lesquels, dans le cas présent, sont des mécanismes boursiers, au nom desquels on ferme des entreprises non parce qu’elles ne rapportent pas assez d’argent, mais justement parce qu’elles en rapportent, et qu’elles pourraient en rapporter encore plus si on les mettait dans des pays où la main-d’oeuvre est moins chère.
Vous scandez votre récit d’informations télévisées, qui ont leur narration propre…
A partir du moment où je m’empare d’un tel sujet, et où je décide de raconter un conflit social, je ne peux pas faire autrement que d’impliquer les médias. Ils font partie prenante de la nécessité qu’ont les salariés de médiatiser leurs conflits, avec une forme d’ironie douloureuse, voulant que ces mêmes images dont ils ont besoin à un moment peuvent aussi être à l’origine de la fin du combat. On l’a vu avec les images de la chemise du DRH d’Air France (2) : à partir du moment où ces images existent, plus aucune parole n’est » entendable « , c’est fini, l’image est trop incroyable. Et pourtant, je ne doute pas de la légitimité de ce qu’avaient à dire ces salariés. Mon objectif n’était pas pour autant de faire le procès des médias, mais d’utiliser des sujets télévisés pour traduire une idée du réel du film, et comme accélérateur d’informations.
Le cinéma avait déjà traité de conflits sociaux, mais jamais avec une telle énergie…
J’ai l’impression de m’être enfin rapproché de ma propre énergie dans la mise en forme des choses. Et de m’être rapproché très fortement de ce qui me constitue fondamentalement, de l’élément autour duquel j’ai grandi : la colère. Et cela tombe bien, parce que Vincent Lindon, c’est pareil. Nous ne sommes pas nés sur les mêmes planètes sociales, ni sur les mêmes paliers, mais nous sommes frères de colère. Ce n’est pas une colère politique au départ, mais bien quelque chose d’affectif. J’ai toujours vécu avec elle ; reste ensuite à savoir ce que l’on en fait : on peut en faire un bordel quotidien à la maison, avec sa compagne, ses enfants, au volant, bref pas grand-chose. Et cela m’a encombré pendant longtemps. Mais elle peut aussi devenir matière de réflexion et de travail. Je pars toujours, dans mes projets, d’une pulsion, et non d’une réflexion intellectuelle.
Qu’est-ce qui l’a déclenchée, dans le cas présent ?
Si je devais résumer mes intentions, vous pourriez écrire que j’ai tourné En guerre pour légitimer la colère des salariés. Au moment de l’affaire de la chemise du DRH d’Air France, encore une fois, j’ai été écoeuré par la manière dont les responsables politiques de la France à l’époque ont immédiatement stigmatisé, en plus de la violence, la colère de ces hommes et de ces femmes. C’est très commode de s’en débarrasser de la sorte : on ne discute pas avec des voyous, il n’y a plus de problème, on met la poussière sous le tapis, leur parole n’est plus légitime. J’ai trouvé ce procédé écoeurant, parce que l’on aurait pu attendre, naïvement je le reconnais, d’un grand responsable politique – qu’il n’était pas de toute façon – qu’il s’empare d’un événement aussi fort presque comme une opportunité de réflexion dans la société. Si des individus sont allés jusque-là, il y a lieu de réfléchir. Exactement comme lorsque dans une famille, un gamin fait une énorme connerie : elle n’est pas hors-sol, elle est à l’intérieur de la famille, et chacun a sa part de responsabilité. Cela n’a pas été fait, mais il suffisait de mettre autour d’une grande table des gens qui pensent le monde, des sociologues, des philosophes, des politiques, peut-être aussi des artistes, tout ce qu’on veut, pour réfléchir à un moment aussi important. De tels moments pourraient dégager des directions hyper intéressantes dans notre société. Mais comme globalement, beaucoup de politiques sont dans des instants et des problématiques électoralistes, cela ne peut pas exister, et c’est bien dommage.
Que des gens entrent en résistance ne me semble pas complètement anormal, et cela s’appelle une situation de guerre
Un film a-t-il, à vos yeux, le pouvoir de déplacer les curseurs ?
Je pense qu’on ne sert pas à changer, mais à éclairer. Le monde va mieux si on l’éclaire, tout comme on prend moins de risques en voiture si on allume ses phares. Rouler tous phares éteints, au sens propre comme au sens figuré, c’est le meilleur moyen d’avoir un accident. Ça va mieux en allumant de petites lampes-torches. Si ce film peut avoir une vertu, c’est celle-là. Mais penser qu’il puisse changer les choses serait très prétentieux, parce qu’il y a un bon moment que cela aurait déjà été le cas. De grands metteurs en scène et de grands auteurs ont fait des oeuvres qui n’ont pas changé grand-chose, mais elles ont permis d’éclairer la route et la pensée, et c’est très important. Ce n’est pas si mal, finalement, si on peut être une lampe-torche dont les piles tiennent longtemps. Je pense que c’est la vertu maximale d’un projet, même si de manière très immodeste et inavouable au fond, on le fait avec l’idée de changer quelque chose, parce qu’il faut être porté par une motivation très grande pour faire un film et tenir la distance. Mais à l’arrivée, cela ne correspond pas à la réalité.
La Loi du marché avait amplement bénéficié de la caisse de résonance du festival de Cannes. Quel est votre sentiment pour En guerre ?
Offrir au film une telle exposition est hallucinant. Même s’il faut faire attention : Cannes peut être le début d’un truc incroyable mais aussi un enterrement de première classe. C’est un privilège de pouvoir montrer le film dans ce contexte-là, avec 19 personnes du casting et toute l’équipe technique. On peut aussi aller plus loin, et se demander si cela signifie que, sans cela, on n’existerait pas vraiment. Force est de constater, de manière assez cruelle, que sans Cannes, La Loi du marché n’aurait pas fait le cinquième de ses entrées. Est-on condamné à y être pour pouvoir exister ? Si la réponse est oui, ce n’est pas forcément un signe de bonne santé. C’est formidable d’y être, et que le film bénéficie de cette exposition, mais il serait le même s’il n’avait pas été sélectionné. Tout cela est fragile…
(1) Sortie le 23 mai.
(2) En octobre 2015, lors d’une manifestation, le DRH d’Air France avait eu sa chemise déchirée. Une scène alors relayée par tous les médias.
Bio express
1966 : Naissance à Rennes
1993 : Bleu dommage, premier court métrage, Grand Prix au festival de Cognac.
2009 : Mademoiselle Chambon, début de sa collaboration avec Vincent Lindon.
2015 : Vincent Lindon, prix d’interprétation à Cannes et César du meilleur acteur pour La Loi du marché.
2018 : En guerre, sélectionné en compétition au festival de Cannes.
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