La possibilité d’une île
Sur son nouvel album, Julien Doré gratte les plaies de l’époque. Avec le sourire et en alignant les mélodies onctueuses. Triomphe annoncé.
Tout le monde aime Julien Doré. Et, cela tombe bien, il vous aime aussi. Quatre ans après son dernier disque, le chanteur ne s’épargne pas, turbinant une promo à gros volume. Covid ou pas, il a même fait le déplacement jusqu’à Bruxelles, où il enchaîne les interviews. Il est venu présenter aimée qui, dès sa sortie, s’est retrouvé n° 1 des ventes en France et Belgique. S’il avait encore besoin d’être rassuré…
aimée arrive après trois premiers albums, qui lui ont permis de sortir de la case chanteur post-téléréalité pour devenir l’une des têtes de gondole de la French pop-chanson. Il a réussi à séduire à la fois le grand public et la critique parisienne. Le tout en s’offrant au moins un classique – Paris-Seychelles – et en conservant malgré l’emballement certaines ambiguïtés – ce chant maniéré dont on ne sait jamais trop à quel degré il faut le prendre. Avec aimée, c’est plus que jamais le cas. Intitulé d’après le prénom de sa grand-mère bientôt centenaire, l’album propose des titres comme Kiki, Bla-bla-bla, ou Waf. Coproduite par Tristan Salvati (déjà aux manettes du Brol d’Angèle), la musique elle-même se fait tout chou, tout roudoudou. Un vrai bain moussant mélodique, que vient couronner une pochette monochrome. Rose. Pastel. » C’est évidemment fait exprès, avec un décalage cynique, et non pas dans un but commercial. C’est comme ça que ma musique fonctionne. Paris- Seychelles, par exemple, est l’un des textes sur l’amour les plus tristes que j’ai pu écrire. Cela n’a pas empêché plein de gens de danser la chenille dessus. »
Le sourire est nécessaire. Pour continuer d’avancer. Et d’espérer.
De fait, sous le vernis, ça grince. Sur aimée, la catastrophe est proche. Elle est d’abord climatique, puisque la punchline qui a donné naissance au reste de l’album proclame : » Tout le monde a quelque chose à dire/Sur mes cheveux ou le climat/Bien que les deux aillent vers le pire/Personne ne se battra pour ça » (sur Barracuda II). Sur Kiki, lettre envoyée à » l’enfant que j’aurai peut-être un jour « , la plume se fait même glaçante : » Tu sais, c’est la honte/Qui me sert de papier/J’ai dessiné ta tombe/Avant même de te bercer « …
Le rose et le noir
C’est le double effet Doré : une mélodie pour cajoler, des paroles pour chialer. Ou en tout cas se questionner. C’est qu’il est minuit moins cinq. Plus le temps de fignoler les poésies et multiplier les métaphores . » J’entends bien que je suis plus direct. C’était le but. Quand j’ai commencé à écrire en français, j’ai pu glisser vers une certaine abstraction pour masquer la langue elle-même, et essayer surtout qu’elle sonne bien. Aujourd’hui, je peux être plus clair, et davantage incarner ce que je dis. » On y verra éventuellement l’influence de l’écriture rap, plus cash – hormis Clara Luciani, les autres invités sont les rappeurs Caballero & Jeanjass (sur Bla-bla-bla). » Je n’y avais jamais pensé, mais c’est vrai qu’il y a dans le rap une forme d’urgence qui me plaît. » Un goût aussi pour les assonances et allitérations, comme par exemple sur Nous : » Nous on s’en fout de vous/Vous pouvez prendre tout/Tant qu’on est tendre, nous « . Tiens, au fond, qui désigne-t-il en utilisant le Vous ? L’intéressé rigole : » Ce vous-là, c’est… vous qui ne pensez qu’à posséder et vous accaparez les choses ; et à qui je dis « allez-y, prenez, on vous les laisse, continuez de vous déchirer et de nourrir l’hystérie collective ». »
Entre les lignes, on devine la tentation du repli. C’est l’idée de fausser compagnie pour prendre le maquis. Ou se replier sur son île. Comme celle du clip de La Fièvre ou celle de Barracuda II. » Disons qu’il y a un ras-le-bol général, d’être pointé du doigt par ceux qu’on a pourtant choisi pour, potentiellement, nous aider, nous accompagner, nous soulager. Cela étant, cette perte de foi dans les politiciens ne crée pas une mollesse, mais bien un sursaut, qui peut prendre plusieurs formes. Comme cette volonté, en effet, de trouver peut-être un refuge, qui passe par des initiatives plus modestes, au niveau local, mais qui n’est pas forcément un repli crispé. Plutôt des énergies qui se mettent en mouvement, sans attendre un ange qui descendrait du ciel politique. »
Il y a trois ans, Julien Doré est redescendu s’installer dans son Sud natal. Depuis son » archipel des Cévennes « , il a pu observer l’époque craqueler de toutes parts. Sur Lampedusa – encore une île -, il évoque la violence de ce qu’on a neutralisé sous le terme officiel de » crise migratoire « . C’est aussi la seule fois où il retrouve une écriture plus imagée et poétique, comme par pudeur. Partout ailleurs, il planque ses idées noires derrière l’humour et le second degré. Comme sur Waf où il fait chanter ses chiens Simone et Jean-Marc, entre un air de flûtes et un improbable solo de guitare FM. » C’est sans doute mon morceau préféré ! Je veux continuer à m’amuser avec la liberté que j’ai aujourd’hui. »
Pour ne pas sombrer
Même s’il se fait volontiers jaune, le rire n’a donc pas quitté Julien Doré, loin de là. C’est sa manière à lui de dégoupiller le sérieux du propos, sa politesse du désespoir, autant qu’une nécessaire hygiène de vie pour ne pas sombrer. » Je l’injecte aussi de façon très claire en me moquant de moi-même « . Même si le risque est aussi de participer à l’ironie de l’époque et la dictature du rire, dont parlait Frédéric Beigbeder dans son dernier roman ? » Mais si je n’avais pas mis cet humour, j’aurais fait des chansons revendicatives, premier degré. Et c’est tout ce que je déteste dans la musique ! Je peux l’accepter dans l’art contemporain : le bateau-oeuvre de Banksy, par exemple, est bien plus puissant qu’une chanson. Mais moi, je ne sauve rien avec une mélodie. Ce n’est pas le but. C’est ce qui m’énerve quand on synthétise mon disque en « pop verte » ou « album bio » ! Quelle bêtise ! »
Julien Doré insiste : » C’est d’abord un album sur la transmission, sur l’humain, sur l’enfance, et sur demain… Mais je ne dis pas « triez vos déchets ; rouler en voiture, c’est mal », etc. Ce n’est pas ce que raconte ce disque, bordel ! Parce que je suis plein de paradoxes, parce qu’il y a plein de trucs que je ne sais pas, que je ne fais certainement pas mieux les choses que les autres… Donc le sourire dont on parle est nécessaire. Pour continuer d’avancer. Et d’espérer. »
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