Comment la blockchain pourrait révolutionner les services publics
Permis de bâtir, impôts, emploi, gouvernance, santé… Révélée grâce au bitcoin, la technologie blockchain pourrait révolutionner les services publics d’ici à cinq ans. Et simplifier radicalement la vie des citoyens.
Il y a trois ans, seuls les rares initiés connaissaient son existence. Et puis, l’engouement autour du bitcoin, cette cryptomonnaie conçue dès 2008, l’a subitement propulsée sous les projecteurs (lire aussi Le Vif/L’Express du 1er mars dernier). La blockchain, ou chaîne de blocs en français, ne se résume pourtant pas à cette application controversée. Elle se profile, au contraire, comme l’une des innovations majeures de ce siècle. Aussi importante que la création d’Internet, avancent même certains experts. L’année dernière, les investissements dédiés à la blockchain auraient atteint environ 4,5 milliards de dollars. C’est presque deux fois plus qu’en 2016 et quatre fois plus qu’en 2015. A l’heure où les acteurs publics et privés tentent de l’apprivoiser et d’en définir les contours, le champ des possibles semble s’étendre à perte de vue. Les Etats, notamment, ne peuvent se permettre de laisser filer ce train technologique, qui menace jusqu’à leur raison d’être. En février dernier, la Commission européenne a d’ailleurs lancé son Observatoire-forum des chaînes de blocs de l’UE. Son objectif : anticiper les bouleversements imminents qui y sont liés, notamment au niveau économique.
De quoi s’agit-il ? La blockchain est une technologie de stockage et de transmission d’informations réputée infalsifiable, sécurisée par un vaste maillage informatique et indépendante de tout organe de contrôle. Elle peut rassembler et transférer trois types d’informations :
– des données, ce qui permet de créer, selon leur nature, un grand registre public ou privé ;
– de la valeur, sous forme de monnaie (comme le bitcoin) ou d’actifs (titres, obligations, propriétés…) ;
– des smart contracts, ou contrats intelligents, qui s’exécutent automatiquement dès que leurs conditions, préencodées, sont remplies par les parties concernées.
Le réseau devient la force
Chaque nouvelle information se voit stockée dans un bloc, qui assure un lien avec le bloc précédent. C’est ainsi que se forme une chaîne de blocs, qui correspondent à autant d’empreintes digitales inaltérables – des plus anciennes aux plus récentes – de leur contenu. La mise en réseau de dizaines de milliers d’ordinateurs, assurant le respect des règles, constitue la plus grande force de cette technologie (voir l’infographie plus bas). Dans une situation classique, toute information est validée par un ou plusieurs tiers de confiance, indispensables puisque garants – en principe – de leur intégrité. Il peut s’agir d’une banque, d’une compagnie d’assurances, d’un service public fédéral ou régional, d’une commune… Un tel système ne facilite pas l’échange rapide d’informations. D’une part parce que l’administration A détient rarement une information selon les critères souhaités par l’administration B. D’autre part parce que les parties ne se font pas nécessairement confiance, ce qui dédouble le travail à effectuer ou implique un autre tiers de confiance. Les informations s’avèrent en outre vulnérables, en cas d’attaque informatique ou d’altération – accidentelle ou non – de leur contenu.
Avec la blockchain, les informations ne sont plus détenues par ces tiers de confiance, mais encryptées dans un gigantesque réseau informatique décentralisé, qui n’appartient à personne. » Il permet non seulement de s’assurer que les informations stockées sont correctes, comme on peut le vérifier par un protocole, mais aussi qu’elles ne disparaîtront pas, puisqu’il en existera toujours une copie, souligne Jean-Luc Verhelst, conférencier et auteur du livre Bitcoin, the Blockchain and Beyond. Là où les informations sont disséminées dans des bases de données privées, elles deviennent accessibles à tous ceux qui sont habilités à les décrypter. » Dans un tel système, l’administration B peut accéder via une simple requête à l’information encodée dans la blockchain par l’administration A. Toute modification dans la chaîne de blocs serait inévitablement rendue visible. » La blockchain garantit donc une authenticité dans l’information « , résume Jean-Luc Verhelst.
A l’instar de l’intelligence artificielle, cette technologie devrait bouleverser l’économie et l’emploi. Mais les pouvoirs publics et, par extension, les citoyens, pourraient aussi tirer profit de son inexorable essor. » Les entreprises privées ont bien compris l’enjeu, le secteur public doit en faire de même « , plaide le député PS Julien Uyttendaele, qui a récemment interpellé sur le sujet Bianca Debaets (CD&V), la secrétaire d’Etat chargée de la Transition numérique en Région bruxelloise. » La blockchain peut répondre à des critères de transparence, de traçabilité, d’incorruptibilité des données, de rapidité et de diminution des coûts. »
Des projets pilotes
L’horizon n’est pas si lointain. » On peut dès aujourd’hui proposer des services reposant sur la blockchain, souligne Thierry Mortier, associé chez Ernst & Young, en charge des technologies émergentes. Mais pour en retirer de réels bénéfices, il faut d’abord l’appliquer à des cas très spécifiques, avec un nombre limité de parties prenantes. » Depuis plusieurs mois, la Ville d’Anvers teste ainsi le recours à la blockchain pour gérer son registre de la population. » La blockchain sera à la simplification administrative ce que la roue fut à la mobilité, confiait le bourgmestre N-VA d’Anvers, Bart De Wever, au Tijd, en septembre dernier. Nous pourrons éviter beaucoup de tracasseries aux citoyens ces prochaines années. »
L’expérimentation de la technologie, via des projets pilotes, devrait durer deux ans, estime Damien Littré, conseiller scientifique pour Innoviris, l’institut bruxellois pour la recherche scientifique. » Pour les projets de grande ampleur, on sera déjà prêt dans cinq ans. Tout ira très vite « , ajoute Jean-Luc Verhelst. La réticence au changement et le déploiement de nouvelles pratiques de travail constitueront néanmoins les deux plus grands freins à son expansion. Cette seule réalité pourrait consumer jusqu’à 80 % du coût nécessaire à la migration vers les solutions blockchain. Les pouvoirs publics doivent donc anticiper. » Plus vous connaissez la technologie, plus vous serez en mesure de la réguler et d’en cerner les points forts « , suggère Thierry Mortier.
Une identité blockchain, de la naissance au décès
A l’image de l’expérience anversoise, la blockchain, une fois appliquée à l’identité d’un individu, offre un monde de possibilités. Elle pourrait l’accompagner de la naissance au décès, en intégrant tous les faits et événements qui jalonnent son existence. Acte de naissance, déménagements, attestations, permis de conduire, diplômes, dossier médical, parcours professionnel… Chaque nouvelle étape se verrait enregistrée dans la blockchain de manière sûre et inaltérable. Les acteurs publics compétents, de leur côté, pourraient instantanément consulter les informations nécessaires, sans prendre contact avec d’autres administrations ou avec le citoyen concerné.
Mieux : grâce aux smart contracts, le secteur public pourrait se délester de ses lourdeurs administratives. Ces contrats pourraient notamment automatiser l’échange d’informations entre plusieurs organismes et exécuter les tâches que requièrent un déménagement, un changement de statut… Terminée, la poussive usine à gaz institutionnelle belge ! Les données pourraient – enfin – s’échanger en toute confiance, sans velléités ni rancunes politiciennes.
Au croisement du public et du privé, il y a par exemple l’achat d’une maison. Là encore, la blockchain pourrait révolutionner les procédures, de l’agent immobilier jusqu’au fonctionnaire délégué, en passant par le notaire. Cadastre, historique du terrain, attestations de conformité… Autant d’informations susceptibles d’être intégrées dans un grand registre, ce qui réduirait considérablement les délais et la masse de travail perdue dans les requêtes effectuées de part et d’autre. La traçabilité qu’offre cette technologie pourrait aussi s’appliquer au contrôle des aliments. Une chaîne de blocs permettrait aux organismes de certification d’en connaître instantanément la provenance exacte et le parcours, depuis les matières premières jusqu’aux produits finis.
Transparence des subsides
La blockchain ouvre, enfin, des perspectives inédites en matière de bonne gouvernance. Prenons l’exemple des subsides. Les budgets alloués en ce sens par un service public fédéral ou régional seraient transposés virtuellement en jetons, qui seraient eux-mêmes répartis successivement entre différentes directions, entreprises ou associations. Tout arbitrage ou ajustement en cours de route serait inévitablement identifié et enregistré. Les jetons seraient ensuite détruits, une fois que le budget correspondant a effectivement été consommé. Un tel système garantirait une publicité à la fois verticale et horizontale, vérifiable par toutes les parties convenues.
Dans ces conditions, il resterait toutefois un obstacle d’ordre philosophique, comme le résumait Didier Tshidimba, du bureau de consultance Roland Berger, dans Trends-Tendances, en novembre 2017 : » L’administration est parfois synonyme de concentration de l’information et du pouvoir. Certaines administrations sont jalouses de leurs prérogatives. » Mais, face au potentiel d’une telle technologie, le monde politique pourra d’autant moins se retrancher derrière des réformes de façade. Ni prétendre avoir » tout fait » pour éviter de nouveaux scandales.
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