« Aujourd’hui, l’impérium financier a fait de l’argent la seule valeur mondiale, quel que soit le régime »
L’essayiste et homme de presse français Jean-Louis Servan-Schreiber fait la part des choses entre les acquis du progrès (recul de la pauvreté et de la violence, diffusion du savoir…), et ses risques pour l’humanité (mutations effrénées, menace de l’intelligence artificielle…) » Je préfère autant me tromper en vivant bien « , assure-t-il. Une philosophie.
Le philosophe français Alain Finkielkraut pense que « c’était mieux avant »… Est-ce votre ressenti ?
Pas vraiment. J’admets qu’une nostalgie de sa jeunesse fait partie de l’évolution biologique de chacun. Alain Finkielkraut y a droit, mais de là à en faire une constatation générale ? Ajoutons la tendance des humains à mémoriser prioritairement les bons souvenirs et à oublier les mauvais : tout concourt à nous faire prendre les années de notre jeunesse pour préférables aux évolutions de la société. A titre personnel, je ne partage pas cette idéalisation, convaincu qu’elle repose sur une illusion et que, comme le rappelait Johan Norberg dans un ouvrage récent, » non, ce n’était pas mieux avant » (NDLR : le titre complet du livre de cet écrivain suédois est : Non, ce n’était pas mieux avant : 10 bonnes raisons d’avoir confiance en l’avenir, éd. Plon). Reste que la remarque de Finkielkraut renvoie au sentiment général que les changements se succèdent à un rythme si effréné qu’ils provoquent le sentiment de ne plus comprendre ou de faire face comme auparavant. La faculté d’adaptation des êtres humains est remarquable, mais l’époque gagne en complexité à un rythme qui la met en défaut.
Le progrès n’est-il pas ambivalent ?
Bien sûr qu’un argument peut toujours être retourné, selon le point de vue que l’on adopte. De plus, pour l’intelligentsia, être classé parmi les optimistes est presque péjoratif. La pauvreté a beau reculer sur l’ensemble du globe, la longévité progresser, la violence globale reculer, les progrès de la diffusion de la connaissance se montrer si fulgurants, il ne faut en aucun cas passer pour un Pangloss ! (NDLR : symbole du philosophe optimiste, en référence au précepteur de Candide ou l’Optimisme, de Voltaire). Pour autant, je ne suis pas – malgré les apparences – un optimiste à tous crins… Mon optimisme est donc intranquille. Pour chacun, l’optimisme est d’abord une disposition d’âme et d’esprit, un tempérament. Quitte à se tromper, je préfère me tromper en vivant bien, or un optimiste est plus content qu’un pessimiste. Quant à la réalité, elle fera, quelle que soit mon opinion, ce qu’elle voudra. Je ne me réjouis ni ne me désole des chutes du Niagara !
Le livre s’ouvre sur le constat d’une planétarisation de la plupart des questions. Faut-il se réjouir de cette mondialisation de la conscience ?
De la conscience et de la connaissance, une étape inouïe dans l’humanisation de l’humanité.
Parce que vous êtes adepte du philosophe Spinoza (1632 – 1677) et avez pour devise : « Ni rire ni pleurer. Comprendre » ?
Assurément. Devant des faits aussi massifs, aussi pressants et aussi stupéfiants, il faut rester modeste. J’ai récemment eu un échange passionnant avec Laurent Alexandre (NDLR : chirurgien-urologue français spécialiste du transhumanisme), qui m’a expliqué que, d’ici à une vingtaine d’années, par simple transfusion sanguine chargée de nanoparticules, nous allions pouvoir hisser notre QI à plus de 160. S’il a raison, ce simple pouvoir fera surgir une mer de questionnements fascinants.
Il y a un besoin sanitaire, pour chacun, de s’extraire de l’actualité
Dans son dernier livre Homo Deus : une brève histoire de l’avenir (Albin Michel), Yuval Noah Harari redoute, parmi ses prédictions les plus sombres, une guerre cosmique entre les intelligences humaine et artificielle (IA)…
Toutes ces perspectives me feraient regretter de ne pas avoir l’âge de mes enfants pour découvrir la suite du feuilleton de l’espèce.
Etes-vous d’accord avec le généticien Axel Kahn quand il suggère que l’avenir de l’intelligence humaine en tant que telle est compromis ?
Les humains sont malins et inventifs, mais on dirait qu’ils sont en train de se construire un rébus qu’ils auront du mal à décrypter.
Avec des algorithmes de plus en plus puissants, l’Intelligence artificielle sera pareille à Dieu, elle saura presque tout sur tous. Cela vous fait peur ?
C’est bien possible, mais au fond, je ne m’attarde pas sur ce sujet. Car il faut un minimum de fatalisme pour vivre bien… Ce choix délibéré implique forcément un recul par rapport au rythme hectique et frénétique de l’actualité. Aujourd’hui, on s’excite tout le temps, y compris pour des choses qui n’ont aucun intérêt, comme des modifications fiscales mineures dont on nous abreuve à satiété. J’ai un point de vue très critique sur les médias, qui posent leur loupe sur n’importe quel incident, pour le rendre important.
Le court-termisme de nos sociétés et l’omniprésence dans nos vies des chaînes d’info et des réseaux sociaux nous rendent-ils ingouvernables ?
Un journaliste avait demandé à Mussolini : » Duce, ce doit être très difficile de gouverner les Italiens… » Et il avait répondu : » Non è difficile, è inutile « … Trêve de boutade : je crois néanmoins qu’il y a un besoin sanitaire, pour chacun, de s’extraire de l’actualité. Maintenant, je préfère les livres aux journaux, mais sans oublier que ceux-ci sont aussi éphémères. Mon livre, L’Humanité, apothéose ou apocalypse ?, est à jour sur les connaissances du moment, mais devrait certainement être actualisé d’ici à cinq ans. » Mis à jour » est le mot d’ordre de l’époque, y compris pour chacun d’entre nous.
Il y a quarante ans, vous avez écrit A mi-vie, où vous faisiez des prédictions sur 2017. Ont-elles passé le test du temps ?
Oui, c’était en 1977, l’année de naissance d’Emmanuel Macron (rires). Et je risquais quelques pronostics dans le dernier chapitre, » 2017 » : la menace soviétique s’est vaporisée ; la paix s’est maintenue ; le progrès s’est poursuivi ; la sécurité a connu une révolution ; le progrès sécrète ses propres nuisances ; la prolifération des humains s’est accrue ; le socialisme a avorté ; on a assisté à la fin des grandes idées et à une crise de l’imagination politique ; la société humaine est sortie de l’adolescence ; l’ennemi principal est devenu nous-mêmes. Sur un point je me suis planté : j’y annonçais qu’en 2017, tout le monde partirait en vacances… En fait, c’est seulement vrai pour deux tiers des Français.
Au fait, pourquoi pensez-vous, comme l’écrivain Erik Orsenna, que la surpopulation est le grand danger. Vous êtes malthusien ?
Pas sur sa principale vision, qui est que nous ne pourrions pas nourrir tous les humains. Or, du temps de Malthus, la planète ne comptait qu’un milliard d’habitants. Je pense, comme lui, que nous sommes trop nombreux et que la solution à beaucoup de problèmes – climatiques, ressources, d’encombrement spatial généralisé – serait la diminution de la population mondiale. Mais l’humanité a une chance : la tendance à la baisse de la natalité (sauf en Afrique, qui va tripler au cours du siècle) devrait, d’ici à 2100, conduire sans heurts la population internationale à décroître.
Peut-on échapper à la cage d’acier du capitalisme ? Où est l’utopie, aujourd’hui ?
Quand je vois ce qu’on propose, j’en doute ! Au moins Marx a-t-il eu le mérite de proposer un système à peu près cadré… Aujourd’hui, l’impérium financier a fait de l’argent la seule valeur mondiale, quel que soit le régime. Et, en face, il y a des oppositions véhémentes mais qui relèvent, j’en suis navré, de l’effet de tribune, jamais de la pensée. Ce en quoi j’ai foi, c’est dans le progrès de la masse, même lent. Une amélioration des conditions de vie, d’éducation et de sécurité devrait à moyen terme permettre à la paix globale de se maintenir (ça, c’est une prophétie risquée). Si on met au centre de nos valeurs la conscience précieuse de la vie et de celle des autres, nous finirons bien par devenir civilisés.
Propos recueillis par Alexis Lacroix.
L’humanité, apothéose ou apocalypse ?, par Jean-Louis Servan-Schreiber, Fayard, 298 p.
Bio express
1937 : Naissance le 31 octobre à Boulogne-Billancourt, à l’ouest de Paris.
1960 : Journaliste au quotidien français Les Echos.
1964 : Entre à L’Express, fondé par son frère Jean-Jacques. 1967 Crée le magazine et le groupe L’Expansion
1977 : Achète Psychologies magazine dont il fait un succès de presse.
2010 : Lance le magazine Clés et publie Trop vite ! Pourquoi nous sommes prisonniers du court terme (Albin Michel). 2014 Pourquoi les riches ont gagné (Albin Michel).
2015 : C’est la vie (Albin Michel).
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