L’absolu sinon rien
Ecorché vif, épris de beauté et de grandeur, l’écrivain américain James Agee a vécu comme il a écrit : avec passion et sans mesure. Un romantisme à contre-courant magnifiquement ressuscité dans le roman de Rodolphe Barry.
Son nom brille moins que d’autres dans le ciel des héros américains. James Agee (1909 – 1955) est pourtant l’auteur de quelques classiques de la littérature anglo-saxonne, dont Louons maintenant les grands hommes ou Une mort dans la famille, et le scénariste d’un chef-d’oeuvre absolu du cinéma, La Nuit du chasseur, porté à l’écran avec incandescence par Charles Laughton. Après s’être glissé dans la peau de Raymond Carver en 2014 ( Devenir Carver), c’est à cette étoile filante que l’écrivain français Rodolphe Barry rend justice dans Honorer la fureur, évocation habitée, brillante et haletante qui utilise les ficelles de la littérature pour mieux faire revivre cet artiste consumé par la quête d’un absolu forcément inaccessible (1).
Un » matériau » en or pour le vrai faux biographe. Car la personnalité de cet idéaliste épris de justice ne souffre pas la tiédeur, chacune de ses actions et, par ricochet, chacun de ses écrits portant la marque d’un engagement total, comme si sa vie en dépendait. Succession d’accélérations fulgurantes et de retraites fiévreuses pour donner forme au chaos qui l’habite, son séjour sur Terre ressemble à un roman d’aventure. Mais une aventure intérieure, qui cherche à dompter les démons d’une enfance malheureuse marquée par la disparition prématurée du père, et l’absence d’affection d’une mère bigote. De cet écrin défaillant naîtra pourtant une vocation. Après Harvard, James débarque à New York en pleine Grande Dépression avec de solides ambitions littéraires. En attendant de percer comme écrivain et parce qu’il faut bien payer le loyer, il sera journaliste pour Fortune. Si son talent est immédiatement salué, ses penchants gauchistes, son intégrité féroce et sa fougue endiablée cadrent mal avec un magazine qui ne cache pas être la vitrine du libéralisme triomphant. Dans cette antichambre de l’écriture, » James se voit « en mercenaire des lettres », pas foutu d’écrire pour son propre compte. Alors il sort, s’électrise au whisky et à la nicotine, aux rencontres d’un soir, à la chaleur humaine « .
A la vie, à la mort
Sa collaboration avec le photographe Walker Evans va donner un coup d’accélérateur à ses rêves. Ensemble, ils vont écumer le Sud profond pour décrire en images sèches et en mots extatiques la misère dans laquelle croupissent les fermiers blancs dans ces années 1930. Une épreuve et une révélation pour le jeune homme. Il prend la mesure de l’âpreté de la condition humaine en même temps que se précise la lutte entre le Bien et le Mal qui le tenaille, et l’accompagnera toute sa vie, même quand le bonheur conjugal ou professionnel frappera à sa porte. Vivre en symbiose avec ces exclus le conforte dans l’idée qu’il ne doit pas céder un pouce s’il veut produire un texte qui » ne répond pas aux exigences de la littérature, mais à celles de la nécessité, à l’urgence, à celles du feu « , comme l’écrit Rodolphe Barry dont la prose scintillante épouse parfaitement son sujet.
De fil en aiguille, les portes s’ouvrent. Celles de l’édition, du cinéma aussi, qui adopte ce chien fou au charme irrésistible et au génie autodestructeur. Tourmenté mais entier, il est l’un des rares à prendre la défense de Chaplin, son idole, quand son Monsieur Verdoux est cloué au pilori par les ligues de vertu. Une amitié en découlera. Même si c’est John Huston qui lui mettra le pied à l’étrier en lui confiant l’adaptation de L’Odyssée de l’African Queen. Ces deux-là sont faits pour s’entendre. Ils ont la même morale, résumée en une formule par le réalisateur du Faucon maltais : » Respecter ses propres règles, sa propre morale même si elle semble parfois douteuse. Le reste n’est qu’un tissu de mensonges et d’hypocrisies. »
(1) Honorer la fureur, par Rodolphe Barry, éd. Finitude, 288 p.
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