Jouez cithares, sonnez cornus
Avec Musiques ! Echos de l’Antiquité, le Louvre-Lens signe une exposition remarquable qui restitue les paysages sonores d’autrefois. Quand la musique pousse les portes du temps.
L’exercice est d’une extrême difficulté : tenter de retrouver, plusieurs siècles après qu’ils ont retenti, des univers sonores engloutis. L’objectif ? » Une compréhension nouvelle des musiques de l’Antiquité « , comme le souligne Marie Lavandier, la directrice du musée du Louvre-Lens. Retrouver des harmonies du passé à jamais perdues pour nos oreilles : ce fantasme ne date pas d’hier. Il démange l’homme depuis que celui-ci se penche sur son histoire, et s’est même structuré sous la forme d’une discipline scientifique avec la naissance de l’archéologie musicale au xixe siècle. L’enfer étant pavé de bonnes intentions, cette tentative de sonder les lointaines résonances a charrié son lot de méprises. En matière de contre-vérités sur la musique antique, le xixe siècle en question s’affiche comme le moment de nombreuses erreurs qui se diffuseront jusqu’aux péplums hollywoodiens, voire au-delà. Devenue à partir de 1850 un enjeu esthétique, notamment chez des compositeurs comme Camille Saint-Saëns ou Gabriel Fauré, la restitution des mélodies d’autrefois est à l’origine de stéréotypes acoustiques qui persistent aujourd’hui en nous comme un indésirable effet Larsen. Ainsi l’image lyrique de la harpe, dont l’imaginaire collectif a tant de mal à se défaire. Marque visuelle et sonore d’une Antiquité de pacotille, cet instrument à cordes s’est transformé en » carte postale » indistinctement associée à la cour de Cléopâtre, aux orgies romaines ou aux banquets grecs.
Voici une anecdote révélatrice du terrain mouvant sur lequel repose notre perception du passé. Pour l’inauguration du Canal de Suez en 1871, Ismaïl Pacha, khédive d’Egypte, commande à Giuseppe Verdi un opéra. Pour le compositeur italien qui engage sa réputation, pas question de donner dans la demi-mesure, il imagine alors Aïda, fresque héroïque en quatre actes. Soucieux d’être le plus authentique possible, Verdi ne laisse rien au hasard, qu’il s’agisse des noms des héros, des costumes ou des décors. Le musicien va jusqu’à solliciter la caution scientifique de l’égyptologue français Auguste Mariette – ce dernier écrira même le livret mais, craignant l’échec, n’en revendiquera jamais la paternité. Aspiré par le jeu de l’exactitude, Verdi se met en tête d’utiliser sur scène des instruments de musique de l’Egypte ancienne. Mariette le dirige alors vers le vestige d’une longue trompette ramenée par Champollion. Issue d’un alliage cuivreux, la pièce est entrée dans les collections du Louvre en 1857. Ni une, ni deux, Verdi en commande différentes répliques à plusieurs facteurs d’instruments, dont Adolphe Sax. Bien vu : lors de la première qui prend place le 24 décembre 1871 à l’opéra du Caire, le succès est total. La fameuse Marche des trompettes, air triomphal du second tableau de l’acte 2 passé à la postérité, magnétise littéralement le parterre composé de dignitaires et de politiciens invités par le souverain égyptien. Seul souci, la forme des flamboyantes trompettes en question est en réalité inspirée… du pied d’un brûle-parfum. Il faudra attendre cent ans pour que Jean-Louis de Cenival, conservateur au département des Antiquités égyptiennes du Louvre, établisse ce constat sans appel : ce qui avait été pris pour un instrument n’était rien d’autre qu’un support d’autel. C’est dire s’il faut être prudent quand on arpente les sentiers glissants de l’archéomusicologie…
Voir d’accès royale à l’Antiquité
Même si la difficulté du traitement d’un objet d’étude aux contours immatériels – la musique, qui plus est, recouverte sous le sablier du temps – a tout pour dissuader les chercheurs, l’équipe derrière Musiques ! Echos de l’Antiquité n’a pas renâclé devant l’obstacle. C’est qu’en raison de son omniprésence dans les sociétés anciennes, la musique est, comme l’affirme Sibylle Emerit, l’une des commissaires, » une voie d’accès royale à l’Antiquité, une clé à la fois originale et universelle pour accéder à des civilisations disparues et découvrir leur organisation sociale, politique et religieuse « . Afin d’en mesurer toute la pertinence, le Louvre-Lens s’est donné les moyens d’une exposition de haute tenue. Celle-ci l’est à la fois par l’aire géographique couverte (Orient, Rome, Egypte et Grèce), par le nombre de curateurs mobilisés (huit pointures en provenance du monde muséal, de l’université ou encore du CNRS), par l’abondance des oeuvres présentées (près de 400), par l’aspect collaboratif de la démarche (un programme de recherche commun lancé au sein des Ecoles françaises à l’étranger), ainsi qu’à travers son étendue dans le temps (l’initiative remonte à 2012 et embrasse un horizon qui s’étend du iiie millénaire avant notre ère jusqu’au ive siècle après Jésus-Christ).
Le projet comportait un risque, celui du pavé indigeste, de la pédagogie à coups de marteau. Il n’en est rien, cela à plusieurs titres. Il faut d’abord signaler l’état impeccable des oeuvres sélectionnées. Celles-ci font valoir un état de conservation surprenant. Un élément qui s’explique par le fait qu’on a longtemps prêté à la musique des vertus » psychopompes » (elle avait la tâche d’escorter les âmes des morts vers l’autre monde), et qu’en conséquence de nombreux instruments étaient déposés dans les tombes des défunts. Ensuite, la fluidité de la scénographie est admirable. Disséminée à travers l’espace sous forme d’une quinzaine de » tambours » circulaires en bâche microperforée, elle crée des espaces thématiques aussi homogènes que captivants. Enfin, on notera le niveau exceptionnel des pièces qui proviennent des collections du Louvre mais également d’une vingtaine d’institutions françaises et étrangères dont le British Museum, le Musée national d’Athènes et le Metropolitan Museum à New York.
Cymbales de guerre
Pour un contemporain, difficile d’imaginer l’importance du rôle de la musique dans les sociétés anciennes. » Durant l’Antiquité, un individu entendait de la musique quotidiennement, elle l’accompagnait du soir au matin, de la naissance à la mort. Tout au long de sa vie, il chantait, il faisait de la musique pour s’assurer que le monde continuait à tourner « , détaille Alexandre Vincent, commissaire spécialiste de l’époque romaine. La variété des instruments de musique témoigne de la richesse des paysages sonores de l’époque. Le Louvre-Lens les rappelle à notre bon souvenir, classés par familles, par le biais de trois fresques murales aux contours suggestifs – pour peu, on les entendrait. Instruments à cordes ? La cithare, la lyre, le luth ou pandoura, le barbiton, le trigone. A vent ? La double flûte, que les Grecs appellent l’aulos, le cornu, la salpinx, la syrinx. Les percussions ? Les cymbales, crotales, claquoirs, tympanons, sistres et autres grelots.
Ce concert silencieux, les différentes sections de l’exposition le prolongent à travers de multiples entrées. Certaines sont attendues, comme celles qui évoquent le sacré, tandis que d’autres interpellent. On pense tout particulièrement au neuvième » tambour » qui lève le voile sur » le vacarme de la guerre « , pour reprendre l’expression utilisée par Alexandre Vincent. Un peu partout en Orient, les marches guerrières et les combats se déroulaient au rythme de cymbales frappées l’une contre l’autre. Dans l’armée romaine, les » tubicines « , des soldats en charge d’une longue trompe droite, transmettaient des signaux de commandement, que ce soit dans les camps, au cours des déplacements ou durant les batailles. Il en va de même en Egypte où les soldats maniaient un instrument caractérisé par une forme évasée et un tuyau court. » Celui-ci est abondamment représenté dans les scènes de bataille et de triomphes qui ornent les parois des temples du Nouvel Empire « , précise Sibylle Emerit, du CNRS.
Parmi les autres fonctions de la musique, une section aborde la question du » pouvoir des sons « . Comme en témoigne une très suggestive plaquette de l’époque amorrite (entre 2004 et 1595 avant Jésus-Christ) représentant un luthiste et une joueuse de tambourin en train de danser, musique et séduction vont de pair. Difficile de faire plus lascif : fesses contre fesses, les deux personnages disent combien » chanter » et » enchanter » convergent tout au long de l’Antiquité. » Les sons s’apparentent à une arme de séduction. Plusieurs personnages mythologiques sont réputés pour leur chant envoûtant, tantôt malfaisant, tantôt apaisant : les Sirènes ont failli causer la perte d’Ulysse, tandis qu’Orphée est capable car sa voix et le son de sa lyre d’attirer aussi bien les animaux et les arbres que les pierres « , commente Ariane Thomas du département des Antiquités orientales du musée du Louvre. Mais si elle a partie liée avec l’amour, la musique entretient également un lien avec la mort. Souvent présente au moment des funérailles, elle possède également un pouvoir apotropaïque, c’est-à-dire d’écarter le mauvais sort.
La grande force de Musiques ! Echos de l’Antiquité réside dans le fait que l’exposition ne se contente pas de donner à voir le fait musical au plus proche de sa réalité. Au-delà des postures et des gestes propres aux musiciens (certaines pièces vont jusqu’à reproduire la position des doigts sur un instrument avec une grande précision), l’événement se risque également à proposer, grâce aux nouvelles technologies, la restitution virtuelle de la sonorité d’un cornu de Pompéi. Mené en collaboration avec Benoît Mille, chercheur acousticien à l’Ircam, le résultat de cette expérience est un grand moment d’émotion. Ce n’est pas tous les jours que l’oreille remonte les millénaires.
Musiques ! Echos de l’Antiquité, au Louvre-Lens, (99, rue Paul Bert, à Lens).
www.louvrelens.fr
Jusqu’au 15 janvier 2018.
PAR MICHEL VERLINDEN
Le Louvre-Lens s’est donné les moyens d’une exposition de haute tenue
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici