Chopin, si fa si la jouer
En marge du festival » L’Enfant prodige » organisé par l’Orchestre philharmonique royal de Liège, la fascination pour les jeunes musiciens d’exception demeure. Comment fabrique-t-on un petit génie de la voix, du violon ou du piano ?
Naît-on exceptionnellement brillant en musique, ou la maîtrise parfaite des pages les plus ardues de Mozart, Bach ou Chopin peut-elle s’acquérir au bout des doigts de chacun, pour autant qu’on y mette le prix ? La question, déjà ancienne, n’a pas fini d’empoisonner l’esprit des mélomanes. Alors qu’on appelle » surdoué » ou » extrêmement talentueux » le jeune champion aux échecs, en maths, en gym ou en dessin, le musicien précoce est qualifié de » prodige » – il est magique, voire surnaturel. » Ce n’est pas anodin, note Danick Trottier, professeur de musicologie à l’université de Montréal. Depuis le xviiie siècle, le terme est chargé d’un parti pris idéologique. A cette époque, on considère tout génie comme ayant reçu ses dons de Dieu. » Trois siècles plus tard pourtant, le divin n’a plus grand-chose à voir dans l’affaire. Et certains défendent même que, moyennant des efforts soutenus et la préexistence de diverses conditions sociales (comme un milieu et des professeurs adéquats), n’importe quel marmot posséderait la faculté de se muer en Satan du clavier, à l’image de Vladimir Horowitz…
Tous ont passé des heures innombrables à suer sur leurs gammes
Cette quête constante de l’enfant prodige, dans l’histoire occidentale, et le mystère de son avènement ont naturellement titillé les scientifiques. Sans avancée majeure jusqu’ici, pourtant. Neurologue québécoise née à Bruxelles, spécialiste du » cerveau musical » et fondatrice, à Montréal, du laboratoire international Brams (Brain, Music and Sound Research), Isabelle Peretz explique le manque relatif de recherches empiriques, dans ce domaine, par » l’absence de tests, mais surtout de consensus sur la définition à donner du jeune individu prodige. Au mieux, ce serait l’enfant qui, très jeune (typiquement sous les 10 ans), performe aussi bien qu’un adulte professionnel. » Précocité et niveau exceptionnel d’exécution sont donc des prérequis. Mais une étude de 2017, cosignée par la chercheuse, a démontré qu’un troisième élément caractérise encore l’exceptionnelle douance : la vitesse d’apprentissage. Autrement dit, des progrès rapides » signent » le génie. Le cas de la violoniste Sarah Chang est éclairant : la petite Américaine d’origine coréenne a commencé à tenir l’archet à 4 ans. A 8 ans, elle auditionnait pour les chefs d’orchestre Zubin Mehta et Riccardo Muti. » En seulement quatre ans, elle a atteint un niveau de performance que la plupart des étudiants normaux n’atteindront jamais « , affirme Isabelle Peretz.
A tel point que, soumis à des enregistrements des mêmes partitions réputées difficiles jouées tantôt par des pianistes célébrissimes (Martha Argerich, Glenn Gould, Hélène Grimaud, Daniel Barenboim, Arthur Rubinstein…), tantôt par des enfants prodiges, des musiciens n’arrivent plus à distinguer les premiers des seconds, ou alors très malaisément, dès que les jeunes interprètes dépassent l’âge de 11 ans…
Jeu d’enfant
Une telle perfection ne jaillit pas du néant. On peut certes venir au monde avec des aptitudes stupéfiantes, mais ces dernières, seules, ne permettront jamais de faire un sort immédiat aux sonates de Beethoven. A une habileté naturelle se joignent donc des » catalyseurs » : un environnement parental favorable et un gros investissement en temps (et parfois, en argent). Si beaucoup de prodiges proviennent de familles baignant dans la musique (ce n’est pas toujours le cas), tous ont en tout cas passé des heures innombrables à suer sur leurs gammes. Mozart lui-même (il déchiffre une partition avant de savoir lire et écrire, et compose ses premières oeuvres à 6 ans) en convenait : » Les gens commettent une grande erreur lorsqu’ils pensent que mon art m’est venu facilement. Personne n’a dévolu autant de temps et de pensée que moi à la composition. » Un enfant de 4 ans qui joue 3 à 4 heures par jour aura ainsi accumulé, à 14 ans, une pratique dépassant les 10 000 heures de musique – contre 2 000 pour les simples amateurs. » Ça fait toute la différence « , relève Gary McPherson, spécialiste des prodiges musicaux à l’université de Melbourne.
Reste à savoir ce qui pousse ces enfants à jouer éperdument… A 2 ans, la Chinoise Tiffany Poon s’amusait déjà à reproduire sur son clavier jouet des mélodies entendues à la télé. A 4 ans et demi, elle prenait ses premières leçons sur un vrai instrument, pour finalement entrer, à 9 ans, à la Juilliard School de New York. Gary McPherson, qui l’a suivie durant six années, a constaté chez elle » une incroyable autodiscipline, presque une rage d’apprendre, doublée d’une énorme capacité de concentration « … et chez ses parents, bien que non musiciens, le réflexe judicieux de lui fournir l’encadrement optimal au bon moment. Etre attentif à l’émergence de » périodes critiques » où la plupart des enfants témoignent un intérêt vif pour une activité particulière (en danse, musique, sport…) serait la clé. Le rôle de l’entourage paraît ainsi crucial : » Des jeunes naissent parfois avec d’énormes capacités… qui se délitent, hélas, lorsque les conditions de leur développement manquent à être réunies. Ça explique aussi la rareté du talent d’exception « , conclut le spécialiste, qui attire l’attention sur la face cachée des vies de prodiges : nombre d’entre eux, une fois devenus adultes, se plaignent d’avoir été forcés : » Pour éviter qu’on leur vole leur jeunesse, la volonté de consacrer autant d’énergie à la musique devrait toujours appartenir aux enfants, et à eux seuls. »
L’enfance de l’art
Sophie Karthäuser, soprano, 43 ans, Martin Stadtfeld, pianiste, 38 ans, Max Charue, percussionniste, 26 ans, Daniel Lozakovich, violoniste, 17 ans… ont en commun d’avoir été des » enfants prodiges » – même si aucun d’eux, aujourd’hui, n’apprécie ce qualificatif. Ils comptent parmi la dizaine de solistes du festival du même nom qui, en sept concerts, a également choisi de mettre à l’honneur, autour de l’Orchestre philharmonique royal de Liège, des compositeurs précoces. » Nous avons sélectionné des auteurs qui ont écrit leurs oeuvres lorsqu’ils étaient adolescents « , affirme Christian Arming, directeur musical de l’OPRL. Au menu : Bach, Mozart, Schubert, Mendelssohn, Lekeu, Korngold, Chostakovitch et le petit dernier, Gwenaël Grisi – né à Charleroi en 1989, à qui l’OPRL ouvre une résidence ce mois-ci -, soit près de quatre siècles de génies purs dévorés par la passion dès leur plus jeune âge. Pour Christian Arming, qui placerait volontiers dans le lot – mais dans un autre style -, feue Amy Winehouse, » ces artistes sont à la fois un miracle, et une énigme pour la science « .
Festival » L’Enfant prodige « , à la Salle philharmonique, à Liège, du 1er au 4 février, www.oprl.be
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