Jean-Michel Longneaux
Tous contre la barbarie ?
Indigné et triste comme tant d’autres, je condamne radicalement les tueries de Charlie Hebdo et de la Porte de Vincennes. Je dois même avouer avoir ressenti un certain soulagement lorsque les assassins, aussi lâches que déterminés, ont été « neutralisés ». Pourtant, je ne suis décidément pas Charlie. Deux raisons au moins me l’interdisent.
Tout d’abord, lorsqu’une communauté a été ébranlée au point de se sentir menacée dans ses propres fondements, elle éprouve le besoin de resserrer les rangs, de partager un même sentiment d’appartenance pour revendiquer son droit à l’existence. C’est à ce réflexe de survie et de réassurance pour le moins légitime que l’on a assisté ces derniers jours, à travers des rassemblements spontanés et des marches organisées. Mais les émotions partagées se traduisent malheureusement en slogans consternants qui visent à donner bonne conscience. Nous réaffirmons notre unité en dénonçant la barbarie. Et du même coup, nous nous rangeons dans le camp des « civilisés ».
D’un côté l’obscurantisme, la violence, l’intégrisme, et de l’autre côté la raison éclairée, la solidarité et la tolérance. Quelle naïveté !
Non pas à propos des barbares, mais de nous-mêmes : notre société n’est-elle pas, elle aussi, d’une violence inouïe ? Les injustices sociales, la recherche du profit au détriment des individus et des peuples, l’exclusion ou l’indifférence au quotidien, le repli sur soi, tout cela tue en silence, « légalement », sans coup de feu, loin des médias. Par ailleurs, n’est-ce pas dans cette société « civilisée » qu’ont grandi les futurs assassins ? N’est-ce pas dans nos prisons, auxquelles nous refusons d’allouer des budgets suffisants, qu’ils ont été endoctrinés ? Ce sont eux les coupables, bien évidemment, mais nous ne sommes pas innocents. La barbarie a différents visages, et je ne suis pas certain que la nôtre, celle dont nous sommes responsables, à défaut d’être moins spectaculaire, n’en soit pas pour autant moins cruelle. Nous sommes tous des Charlie. Mais nous sommes aussi tous des barbares, à notre façon.
Je suis également réservé quant à la liberté d’expression qui aurait été visée à travers le massacre dans les locaux de Charlie Hebdo. Plus exactement, je m’étonne que personne n’ait relevé de contradiction entre les deux slogans brandis en même temps : « non à la haine » et « oui à la liberté d’expression ». Pris séparément, ces deux slogans sont justes… mais simplistes. Car mis ensemble, une étrange complexité apparaît. Il faut distinguer ce que l’on exprime – le fond – de la façon de l’exprimer – la forme. Concernant le fond, toutes les idées doivent pouvoir s’échanger, tous les désaccords aussi, sans que l’on soit menacé dans sa vie. Si les terroristes avaient attaqué un journal « ordinaire », c’est ce droit fondamental qui aurait été visé. Mais Charlie Hebdo n’est pas un journal ordinaire. Il est un journal satirique, qui, à travers ses caricatures, entend faire réfléchir en se moquant. Ici, ce qui est en jeu, c’est la forme.
Proclamer être Charlie, ce n’est pas seulement défendre le droit de pensée, le droit au désaccord – ce que je partage, comme tant d’autres -, c’est défendre aussi le droit d’offenser selon les codes de l’autre, c’est défendre le droit d’humilier, de ridiculiser publiquement. C’est autre chose que l’impertinence dont parlent pudiquement certains journalistes. Voilà pourquoi je ne suis pas Charlie. Etre Charlie, c’est croire aussi que tout le monde est capable d’encaisser impassiblement ou avec le sourire les humiliations publiques. C’est croire que toutes les cultures partagent nos codes, notre sens de l’humour et que, si ce n’est pas le cas, elles devraient y tendre puisque nous détenons la vérité sur les bonnes conduites. Voilà pourquoi je ne suis pas Charlie : parce que dans le monde réel, je sais que tout le monde n’est pas capable de rire de tout, y compris de soi-même. Par contre, tout le monde a besoin de se sentir respecté, y compris dans le désaccord. Non à la haine, oui à la liberté d’expression ! A cela je réponds qu’au nom du refus de la haine, il faut oser refuser les modes d’expression qui peuvent blesser, qui sont ressentis par ceux qui sont visés comme de la haine, et qui suscitent en retour de la haine. On a le droit de n’être pas d’accord avec les autres, on n’a pas le droit de les humilier.
Entre des crayons et des kalachnikovs, le rapport de force semble disproportionné, injuste, cruel. Ce que nous ne voulons pas voir – et que pourtant nous savons tous -, c’est que l’humour peut être d’une violence inouïe, qu’il peut blesser, qu’il peut détruire : certains se suicident à force d’être ridiculisés. Certains dessins, certains mots d’esprit sont pires que des fusils : ceux-ci tuent d’un coup, ceux-là, à petit feu.
Les lâches assassinats, que rien ne saurait excuser, nous renvoient une image de nous-mêmes bien cruelle. Je crains que l’émotion nous aveugle.
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