Le plus célèbre économiste français, l’essayiste aux 3 millions d’exemplaires vendus de son Capitalisme au 21e siècle, Thomas Piketty, a peut-être rencontré son premier vrai contempteur.
Dans Piketty au Piquet ! [1], qui sort de presse ces jours-ci, Frédéric Georges-Tudo, ancien rédacteur en chef adjoint de L’Entreprise, publie une charge à l’arsenic contre la thèse pikettiste du creusement des inégalités au cours du temps.
Contrairement à ceux, nombreux, qui n’ont pas vraiment lu la bible égalitariste de Piketty, Frédéric Georges-Tudo l’a étudié au peigne fin, aidé par les nombreux économistes, de droite comme de gauche, qui commencent tout doucement à s’intéresser à ce phénomène de librairie.
Premier émoi : Comment une brique de plus de 900 pages truffées de graphiques et de statistiques peut-elle se vendre aussi bien qu’un thriller? L’engouement vient, comme souvent, des Etats-Unis où Barack Obama a (enfin) inscrit les inégalités comme priorité de sa fin de mandat. Auréolé en 2014 des « unes » du New York Times, du Financial Times et autres New York Review of Books, Piketty est revenu en France, prophète en son pays, pour truster les plateaux de télévision et engranger, dit-on, 3.000 exemplaires quotidiennement. Un phénomène un peu comparable à l’opuscule Indignez-vous de Stéphane Hessel.
Le coeur de la démonstration du Capitalisme au 21e siècle tient en fait en une formule, r > g, que Piketty appelle « la contradiction centrale du capitalisme » . r est le taux de rentabilité du capital et g, la croissance économique. Cela signifie qu’au cours du temps, les riches deviennent de plus en plus riches par rapport aux salariés qui ne peuvent compter que sur la croissance. L’énoncé pikettiste à plusieurs corollaires : l’inéquation r>g tendrait à s’aggraver dans un monde privé de croissance forte. Faute de mettre en place un Impôt mondial sur la fortune, les super-riches finiront par accaparer la quasi-totalité du patrimoine disponible faisant de l’Occident une société de rentiers face à des armées de pauvres.
L’aphorisme est d’autant plus inattaquable que Thomas Piketty peut se targuer d’avoir compilé une somme statistique jamais rassemblée auparavant. Même s’il se préoccupe peu de l’Asie qui affiche justement une croissance économique importante…
Plutôt qu’attaquer vainement la forteresse dans son ensemble, le journaliste (auteur jusqu’ici d’un modeste essai intitulé Salauds de riches !) a choisi de tirer au clair certains énoncés de la démonstration. Il affirme avoir découvert « d’innombrables procédés fallacieux », en particulier concernant une des courbes fondamentales de la thèse de Piketty, celle illustrant l’inégalité de revenus aux Etats-Unis au cours des dernières décennies.
Georges-Tudo affirme que l’économiste, par étourderie ou imposture, oublie, à la fois, d’incorporer dans les revenus des plus défavorisés, les aides sociales diverses, mais aussi de soustraire les impôts des revenus des Américains les plus riches. Or, ces aides sociales (qui vont des retraites publiques à Medicare) représentent l’équivalent, en 2013, de 12% du budget fédéral US.
Sur base des travaux du Pr Richard V. Burkhauser (Cornell University), Tudo calcule que la part dans le revenu total gagné par les 10% des Américains les plus riches passe, non pas de 34 à 50% du revenu national entre 1970 et 2000 comme l’affirme Piketty mais de 30 à… 32%. Une hausse bien plus modeste.
A en croire le journaliste français, Piketty serait coutumier de ce type d’arrangement. Dans Pour une révolution fiscale, l’économiste aurait oublié une série d’aides sociales et comptabilisé dans l’escarcelle des riches français des revenus hypothétiques comme les bénéfices non distribués des entreprises. Il s’agissait dans cet ouvrage de démontrer que plus on est riche en France, moins on paie d’impôt.
Deux journalistes du Financial Times, Chris Giles et Ferdinando Giugliano, sont également appelés comme témoins de l’accusation. Ceux-ci parlent, à propos du livre de Piketty, d' »erreurs de transcription », de « calculs de moyenne laissant à désirer », d’ « extrapolations hasardeuses », de « périodes de temps incompréhensibles » et « d’ajustements inexpliqués ». Le Financial Times soulève également l’étourderie consistant à analyser la progression historique des revenus en Europe en additionnant puis divisant par trois les revenus des Suédois, Français et Britanniques sans égard pour le poids démographique très inférieur de la Suède. Correction faite, on aboutirait l’inverse de la thèse de l’économiste hexagonal, soit la baisse des revenus des Britanniques les plus riches au cours du temps.
Frédéric Georges-Tudo ironise également sur la « foi inébranlable dans le capitalisme » de Piketty lorsque ce dernier affirme que la forte rentabilité du capital (r) est garantie dans le temps – toutes les crises économiques récentes démontrent le contraire – alors qu’il déplore un peu plus loin la « volatilité capricieuse » du même capitalisme . Comment Piketty peut-il évaluer le « r » à 4,6% au temps de… l’empereur Néron et prévoir que sa prophétie (la confiscation du patrimoine par les riches) se réalisera dans… 185 ans ? En outre, l’héritage, censé autoalimenter l’aristocratie financière, ne peut expliquer que deux-tiers des milliardaires américains (tel Zuckerberg, l’inventeur de Facebook et fils de dentiste) émanent de la classe moyenne.
Quant à la solution prônée par Piketty – un ISF mondial -, un rapide calcul de l’ancien journaliste à qui on laisse évidemment la responsabilité entière de sa démonstration, conclut, en prenant l’exemple d’un milliardaire lambda, à la disparition, en dix ans, de son patrimoine. Piketty propose en effet de taxer le premier milliard à 10%, plus 80% d’impôt sur les revenus dépassant 500.000 euros par mois. Faites le calcul… L’IREF (Institut de recherche économiques et fiscales) s’est amusé par ailleurs à appliquer la formule r>g (avec r à 5% et g à 1%). Conclusion : « En 2034, l’histoire s’arrête. Faute de patrimoine, les riches n’ont plus rien à accaparer. »
En résumé, la théorie de Piketty serait « une approche pseudo-scientifique désastreuse pour l’économie », écrite par un « militant » qui « ne comprend rien à l’entreprise ».
Bref, même si Frédéric Georges-Tudo mène clairement une instruction à charge, on sort tout de même déstabilisé par le nombre d’inexactitudes répertoriées.
Info ou intox ? On attend avec impatience la réplique de celui qu’on compare déjà à Karl Marx.
[1] « Piketty au piquet ! – Le Capital au XXIe siècle, enquête sur une imposture » – Frédéric Georges Tudo – Editions du Moment – 16,5 euros – ISBN 978-2-35417-345-6.
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