Myriam Leroy
(Re)voir « Idiocracy »
C’est le genre de film auquel on colle a posteriori le qualificatif « culte », suivi de « happy few ». Happy, c’est à voir, mais few, c’est certain. Sept villes américaines seulement l’ont projeté en 2006. Mais c’est un film qui connaît une deuxième vie en DVD et dont la popularité ne cesse de croître.
Le temps a révélé la charge politique visionnaire d’Idiocracy. C’était une comédie, c’est devenu un drame. Les rares journalistes qui l’ont visionné lors de sa sortie ne l’ont analysé que sur le terrain de l’humour. Or, Idiocracy n’est pas un film drôle – c’est un film d’épouvante.
Les dix premières minutes sont magistrales. Au mépris de la théorie de l’évolution, elles décrivent comment et pourquoi l’intelligence humaine a chuté au XXIe siècle (ce qui est attesté). En gros, parce que les plus cons sont ceux qui se reproduisent le plus (ce qui reste à prouver mais admettons), tandis que les QI élevés se posent la question du bon moment et se tâtent jusqu’à ce que ce soit « la nature » qui ligature leurs envies.
Joe est un Américain moyen choisi pour une expérience secrète de l’armée : un test d’hibernation en caisson. Oublié dans son caisson, il se réveille 500 ans plus tard, à la suite d’une avalanche de détritus. Les premiers humains qu’il croise le traitent de pédé : la langue anglaise s’est tellement détériorée qu’elle ne s’exprime plus qu’en argot, grognements et borborygmes, et ses manières à lui passent pour pompeuses et efféminées. Il trouve refuge dans un hôpital crasseux, demande à boire et déclenche l’hilarité : « De l’eau ? Comme pour les toilettes ? Pour faire quoi ? » Les fontaines et robinets ne délivrent plus que de l’energy drink pour sportifs – l’eau est devenue une menace pour le développement commercial des limonadiers. Une fois floqué du code-barres d’identité réglementaire, Joe se met en quête d’une machine à remonter le temps mais voit ses plans contrariés par le président américain (ancien lutteur et star du porno) qui le charge de sauver un pays au sol devenu stérile car arrosé au Gatorade.
Le film épate par son sens du détail. Et par l’acuité de ses prédictions. Son réalisateur, Mike Judge, raconte que son synopsis lui est venu en 2001. Il faisait la queue à Disneyland avec ses enfants quand a éclaté une rixe entre mères de famille ; 2001 lui est subitement apparu comme bien plus proche de la vulgarité apocalyptique du Jerry Springer Show que de la pureté harmonieuse de 2001, l’Odyssée de l’Espace, de Kubrick.
Idiocracy est le contraire du gentil documentaire Demain, de Mélanie Laurent et Cyril Dion
Un jour ou l’autre, les oeuvres d’anticipation finissent par rencontrer les époques qu’elles dépeignent. Parfois, elles tapent si juste qu’on soupçonne leurs auteurs d’être nés d’un trou de ver. Seule erreur d’Idiocracy : ce n’est pas 2505 que le film décrit, mais 2016. L’Amérique de Trump, la dictature de Monsanto, l’assèchement des sols par les limonadiers, la perte du savoir-faire paysan (et du savoir-faire en général à cause du morcèlement des tâches), la surveillance généralisée… Tout y est. Tout ce qui était en germe en 2006, et dont on prend aujourd’hui la pleine mesure. Idiocracy est le contraire du gentil documentaire Demain, de Mélanie Laurent et Cyril Dion.
Il y a quelques semaines, le coscénariste Etan Cohen a tweeté : « Je n’avais jamais prévu qu’Idiocracy deviendrait un documentaire. Je pensais que la pire chose qui puisse arriver, c’est que tout le monde porte des Crocs. »
Idiocracy, de Mike Judge, avec Luke Wilson, Maya Rudolph, Dax Shepard, 2006.
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