Pourquoi Alep est un enjeu fondamental pour Assad
Cinq ans après le début de la guerre en Syrie, le régime est sur le point de reprendre la deuxième ville du pays. Un tournant majeur dans ce conflit au lourd bilan et qui a déplacé des millions d’habitants ? Le point avec Fabrice Balanche, spécialiste de la Syrie au Washington Institute.
Le Vif/L’Express : La bataille d’Alep sera-t-elle décisive pour la suite de la guerre en Syrie ?
Fabrice Balanche : Absolument, c’est un enjeu fondamental pour Bachar al-Assad. La progression militaire du régime va lui permettre de reprendre la ville, hors la partie orientale qui va rester encore aux mains des rebelles. Les autres, à l’ouest, sont complètement encerclés. Toutefois, même si l’armée syrienne a coupé la route de la Turquie, la reconquête d’Alep ne se fera pas en quelques mois. Car les batailles en milieu urbain sont difficiles. Le pouvoir agira comme à Homs : des négociations pour amener les rebelles à quitter la ville.
Qu’en est-il des civils pris au piège ?
Contrairement au chiffre d’un million de civils avancé çà et là, les résidents des quartiers orientaux ne sont plus que quelques dizaines de milliers, à commencer par les rebelles et leurs proches. En 2012, ces quartiers comptaient 1,5 million d’habitants. Avec les bombardements de barils de dynamite par l’aviation syrienne, ils ont fui en masse. Sachant que la route vers le nord allait être coupée, un nouvel afflux a suivi ces derniers jours. Notons qu’au sud d’Alep, le régime marque également des points.
Merci les Russes ?
De fait, cela n’aurait pu se faire sans l’apport russe mais aussi des dizaines de milliers de combattants chiites venus d’Irak avec le soutien financier de l’Iran. Un état-major commun permet la coordination. Aux Russes, les attaques aériennes ; aux Iraniens, la défense d’Alep et les mouvements de troupes sur le terrain, tandis que l’armée régulière syrienne, largement sous contrôle iranien, est en charge de la défense des quartiers loyalistes.
Quels sont les objectifs militaires de Poutine ?
Après avoir chassé les rebelles des grandes villes et protégé la côte alaouite (NDLR : où se trouvent les bases russes), le troisième objectif de Poutine sera de bloquer leurs lignes d’approvisionnement depuis la Turquie et la Jordanie. Simultanément, les Russes sont persuadés que le fait national kurde va faire bouger les frontières au Moyen-Orient. Comme ils s’inscrivent dans une politique à long terme, ils font miroiter aux Kurdes un territoire unifié en Syrie, d’Afrin à Kobane. Les Etats-Unis refusent ce scénario qui va à l’encontre des intérêts de la Turquie, partenaire dans l’Otan. Or, un des buts de la Russie est précisément d’affaiblir la Turquie. Celle-ci est la grande perdante de la guerre syrienne : les Kurdes sont en train de former leur Etat, les réfugiés déferlent et Assad est toujours là.
Et Daech ? Qui sera en première ligne pour s’attaquer à son fief de Raqqa ?
Les rebelles syriens sont incapables de prendre Raqqa. Le veulent-ils seulement ? On ne les a guère entendus prendre position contre Daech. Ceux du Front al-Nosra et d’Ahrar Al-Sham partagent d’ailleurs son idéologie. « Quand Assad sera tombé, ils vont se battre contre Daech », entend-on souvent. Difficile à croire ! Les Américains avaient tenté d’armer des rebelles « modérés » pour se battre contre Daech, ce fut un fiasco total. On parle également d’une force armée intégrant des tribus arabes sous leadership kurde, mais cela ne marchera pas. Quant à la coalition internationale, elle ne veut pas envoyer de troupes au sol et craint de bombarder des civils. Or, l’état-major de Daech se trouve en pleine ville.
La solution ?
Je ne vois que l’armée syrienne et les Russes. Ce sont eux qui régleront l’affaire. Toutefois, leur priorité est de se débarrasser des autres groupes rebelles avant de se diriger vers Raqqa, sans doute vers la fin de l’année ou en 2017. Ce n’est pas un objectif immédiat.
Cela revient-il à condamner la ligne « Ni Bachar ni Daech » prônée par les diplomaties française et belge ?
Assad est aujourd’hui considéré comme le moindre mal, même si la France va rester accrochée à sa posture morale assimilant Assad à un « boucher ». Cette évolution de la guerre syrienne est une défaite pour les Occidentaux, qui ont commis une erreur d’analyse globale. Ils n’ont pas voulu voir l’aspect communautaire dans la guerre civile. Ils n’ont pas voulu voir que les rebelles n’étaient pas des gentils démocrates mais des islamistes et que des mouvements comme Daech allaient émerger.
Contestez-vous qu’il s’agissait, au début, d’une révolte pour la démocratie ?
Chez les quelques intellectuels qui manifestaient à Damas, c’était le cas. A Deraa, où la contestation a surgi, ce sont des problèmes socio-économiques qui ont suscité la colère : cinq années de sécheresse, une population rurale sans emploi du fait de la croissance démographique, l’arbitraire des services de renseignements, la corruption… La coupe a débordé, les gens se sont révoltés. A Homs et Hama c’était pire, car s’y est ajoutée une dimension anti-alaouite et antichrétienne. A Deraa, où la population est à 99 % sunnite, des Frères musulmans venus de Jordanie ont mis de l’huile sur le feu, eux qui sont en embuscade depuis qu’ils ont été massacrés à Hama en 1982. Si les salafistes « quiétistes » devenus entre-temps djihadistes les ont remplacés, les Frères musulmans sont restés à la manoeuvre depuis l’extérieur grâce à leurs relais en Occident et avec l’argent du Qatar.
Quelle est la stratégie russo-syrienne dans les négociations de Genève, actuellement suspendues ?
Les Russes croient d’abord à la solution militaire. Ils ne souhaitent aller aux négociations de Genève qu’en position de force. Les Etats-Unis voulaient qu’elles débutent dès janvier, alors que l’offensive sur Alep était prévue depuis des mois. En fait, les Russes veulent légitimer « leur » opposition, à savoir les Kurdes, qui n’ont pas été invités à Genève, mais aussi des opposants laïques, comme Haytham Manna ou Qadri Jamil, qui a été ministre de l’Economie avant d’être révoqué et de s’installer à Moscou en septembre 2013. Ceux-ci feraient contrepoids à la coalition nationale syrienne cornaquée par les Saoudiens, avec l’objectif de sauver le processus de Genève tout en maintenant Assad au pouvoir ainsi que son entourage de généraux qui décident de tout. Ce n’est qu’après la guerre que ses parrains étrangers pourraient éventuellement le conduire à quitter la présidence.
Le régime est-il en mesure de reprendre le contrôle sur tout le territoire syrien ?
Ce sera difficile. Damas devra accorder l’autonomie aux Kurdes : c’est dans l’accord conclu avec Moscou. Le pouvoir s’est fragmenté, aussi. Toutes ces milices de défense nationale ont aujourd’hui une grande marge de manoeuvre. Même dans la banlieue de Damas, à Jaramana, qui est pro-Assad, le pouvoir central n’a pas beaucoup de prise sur la milice druzo-chrétienne qui y fait la loi. Dans la vallée de l’Euphrate, à Raqqa, à Deir ez-Zor, il va falloir lâcher du lest en faveur des tribus locales. Il y aura une zone d’administration plus ou moins directe dans l’ouest, et indirecte dans l’est et le nord. Un scénario à l’irakienne, en somme.
Entretien : François Janne d’Othée
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