Le psychogénocide, ou l’assassinat de 300.000 patients psychiatriques par les nazis
Intitulé « Psychogenocide », le livre du psychiatre Erik Thys revient sur le génocide nazi de 300 000 malades et handicapés mentaux entre janvier 1939 et août 1941, une opération secrète qui formait l’aboutissement d’une idéologie fanatique et eugénique. Entretien.
Quelle est la pertinence de votre livre aujourd’hui?
Erik Thys : « Je ne veux pas brosser un tableau trop sombre de la psychiatrie actuelle, mais il faut rester attentif à certains phénomènes. Les nazis ont fait une nette distinction entre les patients que l’on peut traiter et les cas désespérés. C’est toujours le cas aujourd’hui – avec d’autres conséquences évidemment. La pensée utilitaire – ‘à quoi servent ces gens’ – , l’une des pierres angulaires du psychogénocide, n’a jamais totalement disparu des soins de santé mentale. »
Le psychogénocide était issu de l’eugénisme, l’étude de facteurs génétiques qui devaient conduire à une amélioration de la race humaine. Il y a cent ans, ce domaine était applaudi comme la nouvelle science qui voulait le meilleur pour l’homme. Comment était-ce possible ?
« L’eugénisme a une longue histoire. Dans son état idéal, Platon avait déjà prévu un système de reproduction guidée. L’eugénisme moderne a commencé au cours de la seconde moitié du dix-neuvième siècle, inspiré de l’évolution de l’agriculture : si on peut améliorer des plantes et des races animales, on peut faire de même avec l’homme. Évidemment, les anciens eugénistes avaient lu les lois de la génétique de Gregor Mendel et la théorie de l’évolution de Charles Darwin, mais leurs bases scientifiques étaient très bancales. »
L’Allemagne en était-elle le berceau?
« Non, on voyait de l’enthousiasme dans tous les pays industrialisés. La première législation eugénique a été instaurée aux États-Unis : le pays avait des règles qui interdisaient l’accès au territoire aux migrants atteints de troubles mentaux graves. Et que penser de l’interdiction de mariages mixtes et d’autres lois raciales dans les états du sud ? Ce n’étaient que des mesures eugéniques destinées à conserver la pureté de la race blanche. Les États-Unis ont également lancé la stérilisation obligatoire de patients psychiatriques, une pratique appliquée avec enthousiasme par les pays scandinaves. »
Si l’Allemagne n’était pas le berceau, nulle part l’eugénisme n’a connu une telle ampleur. Comment expliquez-vous cela ?
« La défaite de la Première Guerre mondiale a plongé l’Allemagne dans une crise profonde. Toutes les valeurs étaient remises en cause, le débat sociétal était très vif. On parlait aussi de thèmes éthiques autrefois tabous, tels que le divorce et l’euthanasie volontaire. C’est dans ce climat que plusieurs eugénistes ont repoussé les limites. Il y a eu Ernst Rüdin, le pionnier de la psychiatrie génétique qui a étudié l’hérédité d’affections mentales et qui toute sa vie a milité pour la stérilisation de personnes ‘dégénérées’ et ‘inférieures’. Il était le beau-frère d’Alfred Ploetz, le médecin qui avait inventé le concept d »hygiène raciale’. Aujourd’hui, ce terme est très connoté, mais pendant l’entre-deux-guerres, son idée était partagée par des scientifiques et des intellectuels qui avaient pignon sur rue.
En 1920, l’année de la création du parti nazi, le juriste Karl Binding et le psychiatre Alfred Hoche ont publié un livre peu épais, mais très influent. Ils estimaient que la stérilisation ne suffisait pas et que l’état devait avoir la possibilité de tuer les handicapés et les malades mentaux. Les auteurs décrivent le public cible entre autres comme des ‘fardeaux’ et des ‘coquilles humaines vides’ et ont inventé le concept atroce de vie dénuée de valeur. Les nazis ont avidement repris cette terminologie. »
Le 1er septembre 1939, Hitler a donné le feu vert au programme d’euthanasie. Cela fait-il de lui le responsable principal ?
« Je me méfie d’une reductio ad hitlerum. Les idées eugéniques existaient avant qu’il n’accède au pouvoir, mais c’est évidemment lui qui les a appliquées jusqu’à leurs conséquences les plus extrêmes. L’eugénisme faisait partie du noyau de l’idéologie d’Hitler.
La propagande nazie était axée sur deux thèmes. Il y avait le motif économique de l’homme improductif, le mangeur inutile. Dans les vidéos de propagande, c’était fort amplifié : les instituts pour les patients psychiatriques étaient représentés comme des palais luxueux et placés à côté de misérables maisonnettes d’ouvriers. Et aux cours de mathématiques, on soumettait ce genre de problèmes aux enfants : la construction d’une clinique psychiatrique coûte 6 millions de marks. Combien de maisons peut-on construire pour ce montant ? »
Le second thème était purement eugénique : les patients psychiatriques comme menace de la santé publique. Pour Hitler, ce dernier point était le principal. À un certain moment, les responsables ecclésiastiques ont tenté de cesser ce programme d’euthanasie en proposant de se charger des coûts liés aux soins. Hitler a refusé cette proposition : tous les patients psychiatriques ont dû y passer. »
Contrairement à l’Holocauste, les 300 000 victimes du psychogénocide étaient issues du peuple allemand. Comment les nazis ont-ils pu faire passer ça ?
« Ils redoutaient très fort la réaction du peuple. À l’aide de propagande étudiée, ils essayaient de faire mûrir les esprits. On voit que le message devient de plus en plus explicite. En 1935, il y avait l’exposition Das Wunder des Lebens à Berlin, une belle exposition moderne sur la nature. Le ton était positif et optimiste, mais il y avait un volet sur les maladies génétiques avec la question en grandes lettres gothiques : ‘Est-ce encore de la vie ?’. Un an plus tard, le film Opfer der Vergangenheit est sorti, un des films préférés d’Hitler. Il commence par des images magnifiques de nature, accompagnées du commentaire que tout ce qui n’est pas vivable ira à sa perte dans la nature. On coupe, et sur le plan suivant on voit les images d’un département psychiatrique surpeuplé de patients réduits à des caricatures obscènes. Le message : nous avons péché contre la nature en conservant la vie indigne et même en l’autorisant à se reproduire. C’est ainsi que les nazis s’y sont pris : décrire le problème et puis le gonfler démesurément. Ils n’ont pas osé passer à l’étape suivante : la propagation de l’Endlösung. Le massacre baptisé Aktion T4, dont le paroxysme a été l’asphyxie au gaz de 70 000 patients d’instituts, a été planifié et exécuté dans la plus grande discrétion. »
Comment ont-ils pu cacher cela?
« La discrétion était relative. J’ai visité Hadamar, un des six centres de destruction T4 où près de 15 000 patients psychiatriques ont été gazés et incinérés. Le centre est situé sur une colline. Aussi est-il impensable que les habitants ne se soient pas posé de questions en voyant la fumée noire et fétide qui en sortait. Cette visite m’a profondément impressionné. La chambre à gaz était une cave transformée de quatre mètres sur trois. La table à découper, où l’on disséquait les cadavres intéressants pour des expériences médicales, y est toujours. Quand le 10 000e patient a été gazé, le personnel a utilisé cette table pour célébrer l’évènement. Hadamar est toujours un centre psychiatrique et la fameuse table a été utilisée dans la morgue encore longtemps après la guerre. Entre-temps, la cave fait partie d’un lieu de commémoration, tout comme la prairie où reposent 5000 patients assassinés dans une tombe commune.
Aktion T4 n’était qu’une partie d’une campagne plus large. À partir de 1941, on estime que ladite ‘euthanasie sauvage’ a tué 200 000 patients psychiatriques. Injections mortelles, empoisonnement, électrocution : toutes les techniques étaient bonnes. Valentin Faltlhauser, un psychiatre qui avait travaillé avec enthousiasme au T4, propageait l’E-Kost comme une méthode humaine. C’était l’abréviation de Euthansasiekost, un procédé qui consistait à affamer les patients pendant quelques mois jusqu’à ce qu’ils meurent. »
Personne ne s’est opposé à cette campagne?
« L’évêque catholique de Munster a fulminé contre le projet d’euthanasie et l’évêque protestant l’a également ouvertement critiqué. C’était courageux de leur part, mais ça n’a servi à rien. Tout compte fait, il y a eu très peu de résistance. La plupart des instituts ont collaboré volontairement y compris ceux gérés par l’église protestante ou catholique. Il y avait des directions qui résistaient en silence. Certaines manipulaient les diagnostics pour sauver des patients de la mort, d’autres prévenaient secrètement les familles afin qu’elles viennent chercher leur fils ou leur fille avant la venue du bus T4. Là aussi, c’est stupéfiant : après cette mise en garde, beaucoup de familles se sont précipitées vers l’institut, pas pour sauver leur enfant, non, mais pour lui faire leurs adieux. »
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