Corée du Nord : l’énigme chinoise
Même la Chine semble impuissante à gérer son encombrant allié de Corée du Nord, qui multiplie les provocations. A terme cependant, » il faudra accepter que Pyongyang est une puissance nucléaire « , analyse le spécialiste de la politique étrangère chinoise Thierry Kellner.
Tir de missile balistique à longue distance, essai d’une bombe H même s’il reste à prouver sa nature, miniaturisation possible d’une arme nucléaire… : les avancées de la Corée du Nord en matière de technologie militaire sont incontestables. Elles inquiètent d’autant plus ses voisins et la communauté internationale que son leader, Kim Jong-un, semble imperméable aux avertissements et aux sanctions. Même de la part de son principal allié, la Chine. Thierry Kellner, chargé de cours en sciences politiques à l’ULB et auteur, avec Bruno Hellendorff, du rapport Crise nord-coréenne du Groupe de recherche et d’information sur la paix et la sécurité (Grip), décrypte les développements en Asie de l’Est.
Que recherche Kim Jong-un en multipliant les provocations militaires ?
De son point de vue, sa politique est très rationnelle. Il poursuit plusieurs objectifs. 1. La sécurité nationale par rapport à ce qu’il considère comme des menaces, principalement celles émanant des Etats-Unis. 2. La défense de son régime : il garde en tête l’exemple du Libyen Mouammar Kadhafi qui, abandonnant ses recherches nucléaires, a fini par être destitué. En se dotant de l’arme atomique, il sécurise son régime. 3. Une question d’indépendance pas seulement par rapport aux Etats-Unis et à ses alliés, mais aussi par rapport à la Chine. 4. La dissuasion qui pousse ses ennemis à y réfléchir à deux fois avant de l’attaquer. 5. Le renforcement de son image en interne : il montre à sa population qu’il est en train de » gagner » l’épreuve de force avec la puissance américaine parce que c’est lui qui dicte l’agenda.
La Corée du Nord confortant son indépendance, la Chine perd-elle en moyens de pression pour influer sur sa politique ?
La Chine a des moyens de pression parce qu’elle est un des partenaires commerciaux les plus importants de Pyongyang. Le problème est que la Corée du Nord a toujours été un » allié » problématique. Cette volonté d’indépendance s’exprime par rapport à l’ensemble de son environnement régional. Mais le calcul fait en Chine indique, jusqu’à présent, que les bénéfices de l’existence de ce régime supplantent les désagréments de son éventuelle disparition.
Parce que l’idée d’une Corée réunifiée et pro-occidentale est insupportable à Pékin ?
Ce serait très problématique parce que cela signifierait que le système d’alliances américain se déploie jusqu’aux frontières chinoises. De surcroît, il existe une minorité coréenne en Chine qui pourrait être sensible à la montée d’un nationalisme exacerbé dans une Corée réunifiée. Et subsistent des litiges territoriaux entre Chine et Corée qui pourraient être ravivés pour une nouvelle donne. A plus court terme, la Chine serait confrontée à un gros problème de réfugiés du nord en cas de conflit intercoréen – des centaines de milliers voire des millions de personnes. Enfin, il y a encore, à Pékin, des dirigeants qui sont idéologiquement proches du régime de Kim Jong-un et de son discours antihégémonie américaine. A contrario, la politique de la Corée du Nord porte également atteinte aux intérêts chinois.
De quelle façon ?
La menace nord-coréenne facilite le renforcement des liens de sécurité entre les Etats-Unis et ses alliés dans la région, Japon et Corée du Sud. Sans elle, ils n’auraient pas pu déployer dans ce dernier pays le système thaad (terminal high altitude area defense) de défense antimissile. La Corée du Nord fournit une excuse toute faite à Séoul et surtout à Tokyo pour développer leur arsenal militaire. En matière de sécurité régionale, ce n’est pas bénéfique pour la Chine. Le facteur nord-coréen a aussi pesé sur les relations entre la Chine et la Corée du Sud au niveau du commerce alors que les intérêts chinois sont plus développés avec Séoul (en centaines de millions de dollars d’échanges) qu’avec Pyongyang et au niveau politique, dimension qui mettait à mal le système d’alliances américain en Asie de l’Est.
Comment est-il envisageable de résoudre ce dilemme entre volonté d’indépendance de la Corée du Nord et endiguement de la menace qu’elle représente ?
La voie du dialogue est la seule possible. Même un conflit qui ne serait pas nucléaire ferait des centaines de milliers de morts. La guerre est vraiment la toute dernière option. Pourrait-on accroître les sanctions et seraient-elles efficaces ? C’est une possibilité mais elle est très aléatoire. Donc, le dialogue doit être relancé. A un moment donné, il faudra accepter que la Corée du Nord est une puissance nucléaire. Or, c’est extrêmement compliqué pour les Etats-Unis parce que Pyongyang menace désormais directement le territoire américain. Mais il faut se résoudre à composer avec cette nouvelle dimension, en travaillant sur la dissuasion et sur l’endiguement, et en parlant avec la Corée du Nord. En plus, le nucléaire nord-coréen pose un gros souci de prolifération. Si ce pays reste un Etat paria, un des moyens qu’il aura de gêner la communauté internationale sera de coopérer avec d’autres Etats parias sur le nucléaire. La diplomatie assortie de pressions apparaît comme la meilleure formule pour sortir de la crise. La rhétorique guerrière actuelle n’arrange rien et, au contraire, fait courir le risque de dérapages. Le conflit peut survenir par le dérapage. Mais je pense que la Corée du Nord sera prête in fine à rejoindre la table de négociations. C’est son intérêt. Mais elle veut y aller en position de force pour pouvoir imposer ses propres conditions. Renoncer à l’arme nucléaire quand on l’a acquise est très rare dans l’histoire. Il y a eu le Kazakhstan, qui disposait d’armes nucléaires qu’il avait héritées de l’époque soviétique et qui les a rapatriées en Russie, et l’Ukraine, qui a fait exactement la même chose, mais qui le regrette peut-être aujourd’hui.
Le spécialiste en matière de défense Pierre Servent note la tendance d’alliés de grandes puissances à s’émanciper de leur tutelle en citant la Corée du Nord à l’égard de la Chine ou l’Arabie saoudite à l’égard des Etats-Unis. Partagez-vous cette réflexion ?
Oui. A partir du désengagement américain du Moyen-Orient sous Barack Obama, on a vu des puissances régionales, l’Arabie saoudite ou la Turquie, s’affirmer. Autre exemple, depuis plusieurs années, Israël fait un peu ce qu’il veut quels que soient les conseils des Etats-Unis. Des » petits » pays ont en définitive une capacité de manoeuvre que les grandes puissances ont du mal à contrôler. Dans le cas de la Corée du Nord, celle-ci a développé une capacité technologique et scientifique propre. C’est d’autant plus aisé que le système international ne fait pas montre d’une grande entente et que ces pays jouent de ces divisions.
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