Charlie Hebdo: quand les médias dérapent
Depuis l’avènement des réseaux sociaux, on n’avait pas vécu de couverture médiatique aussi instantanée. Lors de l’attentat contre Charlie Hebdo, les télévisions et les sites d’information ont suivi, seconde après seconde, les évènements, avec parfois des manquements déontologiques qui auraient pu mettre en péril les actions des forces de l’ordre et même risquer la vie des otages. Décryptage.
De mercredi midi, dès l’attaque de la rédaction de Charlie Hebdo à vendredi fin d’après-midi, lorsque les terroristes ont été neutralisés, la couverture médiatique des attentats a été continue sur les ondes radios et les chaines de télévision, mais aussi en ligne sur les sites d’information tout comme sur les réseaux sociaux. Chaque rédaction s’efforçant de couvrir au plus près les évènements. Dans cette course effrénée à l’info, c’était à qui dégainera le premier scoop, quitte pour certains, à devoir le démentir par la suite.
Si la plupart des journalistes ont fait preuve de discernement dans l’injection, seconde après seconde, des informations dans leurs comptes-rendus « LIVE », certains ont été critiqués, car ils auraient enfreint à certains moments le travail de la police. Ces comportements et ces images prises dans le feu de l’action ont poussé le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) à publier une note pour prévenir l’ensemble des rédactions: « Face aux évènements tragiques que connaît actuellement le pays, le Conseil supérieur de l’audiovisuel invite les télévisions et les radios à agir avec le plus grand discernement, dans le double objectif d’assurer la sécurité de leurs équipes et de permettre aux forces de l’ordre de remplir leur mission avec toute l’efficacité requise« .
Parmi ces informations discutables, on peut citer des caméras pointées sur les positions des forces de l’ordre avant les deux assauts qui ont agacé de nombreuses personnes sur Twitter.
Bfm qui donne la position des flics… chouette idée!! Mais ils sont cons serieux!! #TropDinfoSurLesChainesInfo pic.twitter.com/3PSypKWAri
— Guillaume Cassen (@PitiGuigui) January 9, 2015
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Sur France 2, des images saisissantes filmées par Mathias Barrois, JRI de la chaîne, montrent les forces de police s’organiser autour de la Porte de Vincennes. Parmi eux, un journaliste, caméra au poing, qui s’approche au plus près d’elles. Les forces de l’ordre le somment à plusieurs reprises de reculer, ce qu’il fera, mais une heure plus tard. On notera cependant que les images des deux assauts réalisées par les chaines françaises n’ont pas été diffusées en direct, mais qu’elles ont attendu l’épilogue pour les montrer.
De même, hors immédiatété cette fois, la couverture du Point montrant la photo du policier à terre, levant les bras en signe de reddition avant de se faire abattre par les frères Kouachi a été jugée « révoltante » par le socialiste français Bernard Cazeneuve. Le Premier ministre Manuel Valls, a regretté, de son côté, la reproduction de l’image qui avait déjà choqué nombre d’internautes confrontés à sa diffusion quasi en direct et sans avertissement.
Une du Point : « dégoût » de Valls et Cazeneuve http://t.co/x4WPk4DaN5 pic.twitter.com/UnqUmlO8af
— Arrêt sur Images (@arretsurimages) January 10, 2015
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« Trop d’informations tuent l’information »
Plus grave, d’autres médias sont accusés d’avoir mis en péril la vie des otages. Le CSA enquête actuellement sur la diffusion par BFM-TV d’une information sur la présence des otages dans la chambre froide du magasin Cacher pris pour cible par Amedy Coulibaly. Une femme présentée comme l’épouse d’un des otages a publiquement accusé la chaîne d’information en continu d’avoir mis la vie de son mari en danger. « Vous avez failli faire une grosse, grosse, grosse erreur, BFM. Parce que vous étiez en direct avec les gens qui étaient dans la chambre froide. Ils vous ont dit qu’ils étaient six en bas avec un bébé. Et deux minutes après, c’est passé sur BFM. Et le terroriste a regardé BFM« , a-t-elle expliqué. Son mari faisait partie du groupe de six personnes qui s’était réfugié dans les sous-sols de la supérette. « Heureusement qu’il n’a pas vu la bande qui passait en bas [de l’écran NDLR]. Sinon, mon mari et les cinq autres étaient morts, parce qu’il descendait et il les mitraillait tous, parce qu’il était persuadé qu’il n’y avait plus personne en bas. Et BFMTV a marqué ‘Cinq personnes en bas + un bébé’. Trop d’informations tue l’information« .
Joint par Le Monde pour se défendre, Hervé Béroud, directeur de la rédaction de BFM-TV, estime ne rien avoir à se reprocher : « A une occasion, le journaliste Dominique Rizet, en plateau, a évoqué une femme qui se serait cachée dans une chambre froide. Mais il l’a fait parce qu’il était en contact avec une personne du Raid sur place, qui lui avait dit que ces personnes-là n’étaient plus en danger, car les forces d’intervention avaient pris position près de la chambre froide […] Enfin, la dame dit que le preneur d’otages regardait BFM-TV. Je ne sais pas si c’est vrai, mais nous n’avons jamais entendu que c’était le cas et quand nous l’avons eu au téléphone vers 15 heures, il ne nous a rien dit de tel. » La vidéo n’est pas visible sur le site de BFM-TV, de même qu’elle a disparu du site Francetvinfo.fr. Elle est cependant encore disponible sur certaines pages de Dailymotion.
La version de la police est tout à fait différente. Contacté par le site Rue89, un haut responsable des opérations nuance sérieusement ces explications : « A ma connaissance, le Raid avait autre chose à faire que d’autoriser BFM-TV à donner des informations sur les otages. Et d’ailleurs, tant que les otages ne sont pas libres, il n’y a aucun intérêt à donner des précisions, surtout que l’on sait aujourd’hui que Coulibaly regardait bien les informations. »
« Le temps de la police n’est pas celui des médias »
On apprenait aussi après le dénouement, que BFM-TV avait pu interroger, par téléphone, deux terroristes pendant la journée : Chérif Kouachi, à Dammartin et Amedy Coulibaly, à Vincennes. Le premier a été joint par la chaine, qui a diffusé les enregistrements en fin de journée, et a affirmé « avoir été missionné et financé par « Al-Qaida du Yémen » et avoir été formé par l’imam Anwar Al Awaki, un prédicateur américain qui a vécu au Yémen, longtemps considéré comme une tête pensante d’Al Qaida et tué par un drone américain en septembre 2011″. Le deuxième a, en revanche, contacté lui-même BFM-TV à 15 heures, et a expliqué s’être « synchronisé » avec les deux tueurs : « eux Charlie Hebdo, moi les policiers ». Il s’est, pour sa part, revendiqué de l’Etat Islamique. Et certains de s’étonner de cette pratique inédite pour un média se faisant en quelques sortes « porte-paroles » des terroristes et volant l’exclusivité de ces déclarations aux autorités. La chaine française à l’origine économique, et devenue au fil des ans généraliste, est réputée pour sa couverture agressive de l’actu en continu, usant et abusant d’édition spéciale de 36 heures, et tant pis s’il faut meubler…En avril 2007, elle avait été propulsée dans le paysage médiatique français pour avoir réussi à décrocher l’organisation du débat entre Bayrou et Royal entre les deux tours de la présidentielle.
Par ailleurs, certains membres des forces de l’ordre ont regretté que les radios et chaines d’info en continu donnent trop d’informations aux preneurs d’otages quant aux lieux où avaient lieu les recherches, et avaient pu ainsi retarder leur arrestation. S’il n’y a pas eu globalement de « très gros dérapages », relativise une source policière citée par l’AFP, les enquêteurs se disent offusqués de la publication trop rapide – dès mercredi soir – des identités des frères. « On les a peut-être ratés à cause de cela », jugent-ils.
« Nous ne savons pas encore gérer ces crises » et « comment communiquer » avance un haut gradé de la police « pourtant sur les prises d’otages (précédentes, NDLR), il y a eu des abus et nous aurions dû et pu en tirer les conséquences« , relate l’AFP. « Le temps de la police n’est pas celui des médias, surtout depuis l’apparition de Twitter et des chaines d’info en continu, mais il faut trouver un modus operandi« , ajoute-t-il à l’agence française.
Dans ce contexte, le Conseil supérieur de l’audiovisuel a annoncé en début de semaine examiner d’éventuels « manquements qu’auraient pu commettre » des médias audiovisuels dans leur couverture des évènements depuis mercredi. Patrons et directeurs de l’information des chaines TV et des radios seront donc réunis jeudi prochain au CSA pour « une réflexion commune ». Cette réunion à huis clos aura lieu en présence d’un représentant du ministère de l’Intérieur et du ministère de la Culture, selon une source proche du dossier qui souligne que cette thérapie de groupe ne se fait pas « dans un esprit de sanction ».
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