Charlie et les opportunistes
Les symboles appartiennent à tout le monde. En tout cas à tous ceux qui se reconnaissent dans les valeurs qu’ils véhiculent. Il est donc réjouissant, rassurant même, surtout en ces temps frileux de relativisme moral galopant et d’émiettement du modèle social-démocrate (un sujet explosif au coeur du dernier Houellebecq), de voir la presse, la population et les responsables politiques se lever contre la barbarie et brandir le slogan Nous sommes Charlie.
La communion après un traumatisme est le début du travail de deuil. Et l’empathie pour les victimes, même si on ne partage pas (toutes) leurs idées, un ressort élémentaire de la machinerie humaniste. On connaît la phrase rabâchée erronément attribuée à Voltaire: « Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu’au bout pour que vous puissiez le dire. »
Pour autant, l’émotion légitime ne doit pas faire main basse sur la lucidité, au risque d’un aveuglement toxique. Celui qui conduirait par exemple à une forme de récupération intellectuelle, même bien intentionnée, des idéaux de la petite bande d’irréductibles. Comme l’a rappelé avec dignité l’ex-ministre Jeannette Bougrab, les gugusses ont souvent été seuls au front de la dérision. Fidèles à l’esprit anar insufflé par Cavanna et son complice le professeur Choron, ils ont toujours refusé d’adoucir le propos, de diluer la férocité dans le politiquement correct, creusant du même coup le fossé avec les autres organes d’information, qui ont tous, à des degrés divers, limé leurs griffes, cédé à une forme d’uniformisation.
Charlie et les médias
Voir aujourd’hui chez nous et ailleurs, certains médias, y compris de service public, et fleurons industriels qui se revendiquent de cet esprit libertaire post-68 agiter frénétiquement le label Je suis Charlie comme s’ils portaient eux aussi depuis toujours le flambeau de l’impertinence sans concession, comme s’ils démontraient quotidiennement leur courage, dans l’opinion comme dans l’expression, comme s’ils étaient totalement imperméables à cet air du temps consumériste qui ramollit tout, comme s’ils avaient décidé, envers et contre tout, de courir les mêmes risques pris quotidiennement par les journalistes et dessinateurs de Charlie hebdo pour défendre les frontières de la liberté, confine d’ores et déjà à l’opportunisme et pourrait rapidement virer à l’indécence. Le changement de cap sournois et rampant vers le divertissement, la beaufitude (merci Cabu), la couardise et la peoplelisation n’a pas épargné beaucoup d’acteurs de la presse ces dernières années. Quant à Apple, il rend hommage sur son site à un canard dont il n’aurait pas accepté le moindre dessin sur son store…
Cabu et Wolinski doivent bien se marrer là-haut devant cette entreprise de réappropriation à grande échelle. Car non, nous ne sommes pas tous Charlie.
Par peur, par confort, par soumission, par manque de vision, de talent et d’étoffe, par appât du gain aussi, pour de bonnes et de moins bonnes raisons, nous avons globalement cédé, comme la société dans son ensemble d’ailleurs, à une standardisation des mentalités. Par respect pour ces soldats de la tolérance, ayons au moins la pudeur de ne pas nous attribuer leurs victoires.
Au-delà des slogans faciles et sympathiques, des spots sentencieux énumérant de grands principes et des autocollants (un matraquage sémiologique empestant et aussi subversif qu’un t-shirt du Che) -, n’oublions donc pas l’essentiel de notre travail : informer, en toute indépendance. Quelles que soient les pressions, économiques, politiques, et même sociales. Ces formidables agitateurs ne seront pas morts pour rien si cet examen de conscience conduit à redonner du sens à nos actes et à notre monde. Et peut-être qu’alors, nous pourrons affirmer la tête haute que nous sommes, nous aussi, un peu, Charlie. La liberté ne s’use que si l’on ne s’en sert pas!
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