« Au fond, Trump est un pragmatique qui ne s’embarrasse pas d’une réflexion doctrinale »
Anne Toulouse, journaliste, signe un essai stimulant, Dans la tête de Donald Trump (Stock). André Kaspi, spécialiste des Etats-Unis, est l’auteur de nombreux livres, dont Les Américains (Points histoire). Ils débattent de la tornade qui balaie la politique américaine.
Isolationnisme et protectionnisme vont-ils être les lignes directrices de l’administration Trump ?
Anne Toulouse : L’isolationnisme, vous savez, est aussi vieux que les Etats-Unis eux-mêmes. George Washington affirmait déjà que la politique américaine devait être » délivrée des alliances permanentes, avec quelque partie que ce soit du reste du monde « . La fédération américaine s’est formée sur le rejet de la puissance extérieure, bien avant que ne prenne forme, dans les années 1930, à l’approche du deuxième conflit mondial, un parti néo-isolationniste, emmené par l’aviateur Charles Lindbergh. Le slogan de ce dernier, » America first « , a d’ailleurs été repris par Donald Trump – slogan qu’il ne faut pas confondre avec » America only « . Pour le nouveau président, j’ai l’impression que l’enjeu n’est pas tant de se fermer au monde extérieur que de faire prévaloir, en toutes circonstances, les intérêts américains – voilà ce que signifie son » Amérique d’abord « … Et puis, le contexte n’est plus celui des années 1930 ; tant de liens économiques, stratégiques, culturels rattachent l’Amérique au reste du monde que la transposition pure et simple de l’isolationnisme d’un Washington ou d’un Lindbergh n’est pas possible.
Vous en êtes certaine ?
A. T. : En tout cas, je le pense ! Cela dit, sous l’ère Obama, les Etats-Unis ont déjà entamé un mouvement de retrait des affaires du monde. Il faut bien se souvenir qu’Obama s’est, à plusieurs reprises, déclaré nettement plus intéressé par le » nation building » à usage domestique que par l’aide à la construction des autres nations.
On devine déjà les contradictions qui se profilent entre les promesses formulées par Trump et ce qui va être possible »
André Kaspi : Je ne crois pas que l’on s’achemine vers une présidence Trump marquée par l’isolationnisme. D’abord, parce que ce concept se réfère prioritairement à une période bien précise. Je ne suis d’ailleurs pas sûr que Trump, quand il a récupéré pendant sa campagne le slogan » America first « , ait été bien conscient de sa signification historique… A cette époque (1940-1941), des lois furent adoptées, par exemple, pour interdire aux Etats-Unis l’exportation d’armes. Il s’agissait, pour les champions de l’isolationnisme, d’empêcher l’Amérique d’être happée par les conflits qui ensanglantaient l’Europe. L’état d’esprit de Trump me paraît différent. Son » America first » relève davantage du nationalisme, et sa grande affaire, c’est de promouvoir les intérêts de la nation là où ils sont menacés, et de restreindre les interventions partout ailleurs. Au fond, Trump est un pragmatique qui ne s’embarrasse pas d’une réflexion doctrinale.
Y a-t-il donc une rupture avec Barack Obama ?
A. K. : A cet égard, il n’y a pas de rupture aussi nette qu’on peut le croire avec Barack Obama. De 2009 à 2012, pendant les deux mandats d’Obama, les Etats-Unis ont dessiné nettement une tendance à se replier sur leur pays-continent et à pratiquer dans quelques domaines cibles une politique de la main tendue, avec le souci : 1. d’obtenir une solution au conflit israélo-palestinien ; 2. de prendre langue avec l’Iran ; 3. de s’adresser aux pays arabes ; 4. du reset avec la Russie ; 5. du pivot vers l’Asie et vers le Pacifique. Et surtout d’en terminer avec les opérations militaires en Afghanistan et en Irak.
A. T. : En effet, et nombre d’Américains ont finalement ressenti de l’humiliation face à cette politique de la main tendue sans contrepartie…
A. K. : En effet, car Obama théorisait parallèlement, comme dans une mémorable interview avec Jeffrey Goldberg pour l’Atlantic Monthly, la nécessité de n’intervenir désormais que dans le cas où les intérêts nationaux sont mis en péril. Là où il y a continuité, c’est que Trump, à sa façon bien plus brutale et provocante, ne dit pas autre chose.
A. T. : Après la présidence de George W. Bush, marquée par une politique systématique de guerre au terrorisme en riposte aux attentats du 11 Septembre, les campagnes présidentielles qui ont suivi dans le camp démocrate, celle de Kerry et celle d’Obama, ont plaidé pour le désengagement.
A. K. : Oui, et lors de la campagne qui vient de s’achever, on a pu voir Trump marcher sur les traces d’Obama et critiquer vertement l’interventionnisme de la présidence Bush. D’où le conflit entre Trump et les néoconservateurs, qui se sont ralliés massivement à Hillary Clinton. Reste l’accord avec l’Iran, dont Trump ne veut pas, le conflit israélo-palestinien, dont Trump a peu parlé et, surtout, la guerre contre Daech, qui réclame des positions souples sur le Moyen-Orient.
En 2013, Obama, toujours dans les colonnes de l’Atlantic Monthly, avait fustigé ces pays européens qui « resquillent » en bénéficiant gratuitement du bouclier de l’Otan. Trump va-t-il durcir encore cette position ?
A. T. : La proportion des dépenses militaires dans le budget américain est considérable. Les Américains sont d’ailleurs favorables à leur maintien ou à leur augmentation, mais ils souhaitent que la charge soit plus équitablement répartie parmi leurs alliés. Comme l’a dit Barack Obama lui-même, le budget de la Défense des Etats-Unis est supérieur à celui des sept pays qui dépensent le plus après eux ! Ils attendent donc un rééquilibrage, et Donald Trump en est pleinement conscient.
A. K. : Je crois que, plus largement, les Européens doivent admettre qu’ils n’occupent plus la première place dans l’esprit des élites américaines, et notamment dans l’esprit de Trump !
Les Européens doivent admettre qu’ils n’occupent plus la première place dans l’esprit des élites américaines
A. T. : La relation transatlantique est très idéalisée du point de vue européen.
Idéalisée ?
A. T. : Les Européens rêvent encore à l’existence d’une relation privilégiée qui n’existe plus, car les Etats-Unis se tournent de plus en plus vers l’Asie. Et la » Vieille Europe « , comme l’appellent tant d’Américains en reprenant le mot qui avait fait scandale dans la bouche de Donald Rumsfeld, apparaît comme la cinquième roue du carrosse ! Pour beaucoup d’Américains, l’Europe semble à la fois trop tournée vers le passé et incapable de résoudre ses problèmes, en particulier l’énorme défi du terrorisme. C’est évidemment aussi ce que dit Donald Trump.
A. K. : L’Europe a été le premier souci des Etats-Unis tant que prévalait la menace soviétique. La disparition de cet ennemi » existentiel « , il y a vingt-cinq ans, a rendu le » front » européen secondaire. Car ce n’est plus la Russie qui menace les sociétés occidentales, mais le terrorisme islamiste. Obama en a pris acte en supprimant les batteries antimissiles américaines installées en Pologne et en République tchèque.
Trump accuse les Européens de se tromper d’alliances. Pourquoi ?
A. T. : Avec une totale absence d’hypocrisie, Donald Trump a en effet déclaré que même si Bachar al-Assad est un » bad guy « , son opposition » était peut-être pire « .
A. K. : En France, dans la primaire de la droite et du centre, plusieurs candidats plaident pour une reprise du dialogue avec la Russie. François Fillon, par exemple, a exprimé la crainte que la Russie, en l’absence d’une main tendue des Européens, se mette à dériver vers une alliance chinoise. Les uns et les autres rappellent que la Russie, étant une puissance européenne, pourrait jouer un rôle majeur au Proche et Moyen-Orient. Ce sont là des zones de convergence non négligeables avec Trump. A la suite du pari raté de François Hollande et de Laurent Fabius sur l’effondrement du régime de Bachar al-Assad, la France s’est retrouvée dramatiquement isolée. Trump, lui, entend bien garder le contact avec la Syrie.
L' »effet Trump » risque-t-il de profiter aux candidats populistes à la présidentielle en France ?
A. T. : Vous voulez dire… à Marine Le Pen ? En tout cas, ce que je constate c’est que, tout comme les médias américains ont ouvert un boulevard à Donald Trump en lui faisant une publicité démesurée au moment de l’annonce de sa candidature, les médias français passent leur temps à le mettre en parallèle avec la présidente du Front national. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, on voit à quoi cela pourrait aboutir !
A. K. : Il est logique que Le Pen cherche à tirer parti de la séquence Brexit-Trump. Tout dépendra de l’offre à droite pour contrecarrer la sienne.
Propos recueillis par Alexis Lacroix – Photos : Franck Franville.
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