Alain Damasio: « L’éducation au numérique est fondamentale mais n’a pas lieu » (entretien)
Alain Damasion, le plus grand écrivain français de science-fiction et d’anticipation de sa génération n’a de cesse d’interroger le fait technologique, et d’alerter ses contemporains sur la « société de contrôle ».
Cette préoccupation est au coeur de son dernier opus : dans un avenir proche, un père recherche sa fille disparue. Il la croit enlevée par les furtifs, des créatures quasiment invisibles que l’on peut tuer d’un simple regard mais qui échappent, elles, à tout contrôle.
Comment expliquez-vous votre passion pour la technologie et la science-fiction ?
Je dis toujours qu’un bon livre est un livre où l’auteur a été traversé par une tension très forte, pas résolue, et qui fait du livre le lieu de cette tension, de cet enjeu. Or la S-F interroge le fait technologique et ce que la technologie fait à l’homme. C’est un genre littéraire où l’on considère que l’impact technologique sur nos vies est fondamental, et on interroge cet impact sous tous ses aspects : politique, sociétal, économique… L’arrivée d’Internet est de ce point de vue fascinante : elle a engendré un changement vital, a ouvert toutes les possibilités d’accès à la culture, mais elle a dans le même temps donné naissance à un certain nombre de perversions, ce que Romain Benassaya (NDLR : jeune auteur français de fantasy) nomme de « mauvaises rencontres ». Le téléphone portable par exemple, c’est une mauvaise rencontre parce qu’elle est régressive, elle nous ramène à un mode fusionnel, proche du petit enfant avec sa mère, et qui finit par former une bulle technologique que j’appelle le « techno-cocon ». Avec le portable, il n’y a plus de rupture, on s’installe dans un continuum permanent de contacts perpétuels. Or, c’est dans la rupture, dans la discontinuité, que se crée le désir ! Je suis père, et c’est quand vous êtes séparé de vos enfants pendant quelques jours que vous constituez en vous la mémoire et l’image de vos gosses, c’est là que vous les faites exister, qu’ils deviennent importants. Sans rupture, c’est très régressif. Et aucun auteur de science-fiction, pas même William Gibson ou John Brunner, n’aurait pu imaginer une telle chose, qu’un petit rectangle comme ça (il pointe un smartphone sur la table) puisse concentrer la quasi-totalité de notre existence et de notre intimité. C’est fascinant. De retour de vacances, j’ai été frappé à Paris par les gens masqués, penchés sur leur rectangle. Nietzsche dit qu’il faut analyser l’homme comme un zoologue analyse les animaux, alors je regarde la corporalité, l’attitude physique… Nous ne sommes plus que des arcs de cercle, du casque audio sur la tête à notre colonne vertébrale !
Le capitalisme a pénétré tous les domaines, même les plus improbables, jusqu’à l’intime.
Et sous le joug, déjà, de cette » société de contrôle » que vous explorez dans vos livres ?
Tout dépendra de notre manière d’utiliser l’outil. Car il existe des modes d’utilisation émancipateurs : les réseaux sociaux ont permis de faire émerger des mouvements tels que MeToo, la généralisation des smartphones permet aujourd’hui de mieux condamner les comportements abusifs ou les violences policières. Mais il y a aussi des modes d’utilisation, par les gouvernements, par les entreprises privées, qui sont vraiment catastrophiques pour nos libertés. Et même là, les choses sont complexes : dire comme WikiLeaks ou Assange que la transparence pure est fondamentalement et ontologiquement émancipatrice, c’est une connerie. C’est pour ça que l’éducation aux outils numériques est fondamentale. Or, elle n’a pas lieu. Là est la vraie catastrophe.
Dans Les Furtifs (1), vous imaginez également une intelligence artificielle (IA) personnalisée à l’extrême.
Oui, mais je ne fais qu’hypertrophier une réalité qui est en partie déjà là, dans ces assistants vocaux du style Google Home et autres IA de dialogue qui se généralisent. J’essaie d’imaginer ce que ça va produire, psychologiquement, si le premier interlocuteur que j’ai par rapport au monde et aux autres, c’est une IA. J’aurai quelque chose qui me connaît parfaitement, qui possède toutes mes traces et qui, surtout, est là dans un rôle de soumission. Ce sont des esclaves numériques. Et c’est complètement pervers : si cette IA sait tout de nous, mieux que notre copine, que notre mère, et ne fait que nous flatter, comment ne pas développer une intolérance aux autres, qui n’ont pas le même niveau de connaissance de notre personne ? On ne supporte plus l’altérité. Et on finit par vivre dans des communautés où les gens pensent tous pareil, en éliminant tout ce qui perturbe. C’est déjà le cas. Mais mon fantasme d’auteur de S-F n’est pas d’anticiper « juste » ; il faut seulement que mon futur soit suffisamment perturbant, subversif, neuf, pour interroger la manière dont on vit dans notre présent.
Un présent qui fait face à un autre phénomène que personne n’avait vu venir : la vérité n’existe plus ! Aujourd’hui, sur les réseaux, on se défie de tout, des politiques, de la science, du » vrai « … L’explosion des accès à l’information a tué l’information ?
Postvérité, fake news… Toutes les structures qui jusqu’ici cadraient un peu la manifestation de la vérité, tous les filtres, toutes les barrières qui permettaient de suivre des protocoles de vérification, même minimaux, même faux parfois, ont effectivement explosé avec la démocratisation de l’expression : tout le monde peut dire n’importe quoi. Et il y a aujourd’hui une pluralité de vérités et de mensonges entièrement mélangés qui fait qu’il est devenu très difficile de s’orienter. Je pense surtout à ceux qui se construisent, aux jeunes, aux millenials : à part via l’éducation, comment peuvent-ils construire leurs propres critères ? Si je pense que le racisme est une bonne lecture du monde, qui va m’en dissuader ? Je trouverai de toute façon des communautés qui vont me conforter là-dedans. Avant, on maintenait les gens dans l’aliénation et l’ignorance par manque d’information, maintenant on les maintient dans le même état par la désinformation. En plus, les algorithmes comme ceux de Facebook se foutent que vous soyez raciste ou LGBT : ils voient vos goûts et vous renvoient à ce que vous aimez. Facebook est conçu pour maximiser le temps que vous passez sur la plateforme. Vous croyez que le monde est transphobe ? OK, on va donc vous envoyer plein » d’infos » pour vous maintenir dans cette opinion. Sans oublier que les idées les plus radicales sont les plus génératrices d’échanges, donc les plus lucratives.
Il y a aujourd’hui une pluralité de vérités et de mensonges entièrement mélangés qui fait qu’il est devenu très difficile de s’orienter.
L’appât du gain… Votre critique des nouvelles technologies sous-tend aussi une critique encore plus virulente de l’ultracapitalisme. Dans Les Furtifs, les grandes entreprises ont privatisé les villes et l’éducation nationale, et dans un de vos textes précédents, c’était le langage lui-même qui était privatisé ! Ce libéralisme triomphant, on le retrouve dans presque tous les romans d’anticipation. On n’y échappera pas ?
Mais c’est déjà ce que l’on vit depuis près de quarante ans ! Je suis né en 1969, j’ai accédé à l’adolescence dans les années 1980, au moment où l’on entrait dans ce qu’on appelle « la crise », et je n’ai connu que ça : la régression sociale. C’est mon présent, et ce que j’ai vu : le capitalisme a pénétré tous les domaines, même les plus improbables, jusqu’à l’intime. Il a transformé le foot en un mercenariat délirant, il a fait de l’art contemporain un simple support de défiscalisation… Et surtout, j’ai vu apparaître Meetic, qui a fait de la recherche de l’âme soeur un support de profit pour des entreprises, et j’ai vu Facebook réussir à prélever de la plus-value sur l’amitié et le narcissisme ! Quel coup de génie : Facebook a considéré que l’échange social pouvait produire de la valeur, et cette valeur est énorme. Alors, ce capitalisme, jusqu’où peut-il aller ?
Et malgré tout ça, vous dites rester un optimiste, enthousiasmé par votre époque.
Oui, car selon moi, la société est en train de progresser. C’est une conviction personnelle : Trump, Bolsonaro, les climato- sceptiques, les masculinistes, tous ces extrêmes, ce sont les derniers soubresauts d’une réaction, d’une bête blessée. La tendance globale, de fond, de la société, et vous le voyez très vite dans la jeune génération, c’est qu’elle devient en réalité – et enfin – antiraciste, pro-LGBT, très ouverte, moins genrée… Là, c’est le point de ressac, le début de la fin. C’est aussi pour ça que je crois que les gens se trompent profondément sur l’extrême droite, en pensant que le monstre est à nos portes, que c’est horrible qu’il ait atteint 30 %… Je pense au contraire que cette intensité de la réaction est la preuve d’un mouvement bien plus puissant, bien plus profond, et qui est, lui, en train de changer la société. Elle va peut-être durer dix ans, trente ans, mais c’est la dernière vague de réaction.
(1) Les Furtifs, par Alain Damasio, éd. La Volte, 2019, 704 p.
Bio express
- 1969 Naissance le 1er août à Lyon.
- 1999 Premier roman, La Zone du dehors (éd. Cylibris), réédité dans une nouvelle version en 2007 (éd. La Volte).
- 2004La Horde du Contrevent (éd. La Volte). Grand Prix de L’Imaginaire 2006. Plus de 160 000 exemplaires vendus.
- 2019 Les Furtifs (éd. La Volte). Grand Prix de l’Imaginaire 2020.
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