« Un profond sentiment d’impunité règne dans le secteur financier »
Chroniqueur de la City, Marc Roche décrypte la crise bancaire de 2008 dans Les banksters. Certains grands banquiers ont pris des risques insensés. Mais ils sont toujours en place, ne manifestent aucun regret et entravent les réformes nécessaires.
Le Vif / L’express : Le capitalisme vous a déçu, écrivez-vous. Trompé aussi : vous qui êtes basé à Londres depuis si longtemps, les yeux rivés sur la City…
Marc Roche : Je n’ai pas vu venir la crise de 2008. Les signaux annonciateurs étaient pourtant là. Je prends un exemple très personnel. Au moment d’acheter mon logement à Londres en 2001, un coup de fil à la Northern Rock suffit pour obtenir un crédit. En dix minutes c’est réglé, mon interlocutrice ne me demande pas mon bulletin de paie, rien. Mon crédit couvre 100% du prix d’achat, plus 25% pour financer ce que bon me semble : des travaux de rénovation, des vacances, une voiture,… Six ans plus tard, je découvre à la télé les files de clients paniqués devant les agences Northern Rock. Ma banque, qui avait investi massivement dans des crédits toxiques, est en quasi faillite. Je suis stupéfait et je m’interroge : comment cela a-t-il pu m’échapper ?
Vous avez trouvé la réponse ?
Tout reposait sur une bulle immobilière et financière, que je n’ai pas vue, alimentée par des taux d’intérêts bas qui faisaient que tout le monde s’endettait allègrement. Il y avait le culte de la finance. J’ai écrit je ne sais pas combien de papiers et de portraits laudatifs sur le succès de financiers, placés sur un piédestal. Quand je les relis, je me dis que je n’avais rien compris. Tout mon monde s’est écroulé en 2008 avec la faillite de la Lehman Brothers, dont j’ai découvert que ce n’était pas la banque que je croyais connaître, mais un casino. Depuis lors, j’écris différemment sur la finance.
Six ans plus tard, comment évaluez-vous le changement ?
Les réformes restent très inférieures aux espoirs qu’on a pu avoir en 2008. En apparence, les choses ont bougé : il n’y a jamais eu autant de réglementations qu’aujourd’hui. Mais ces réglementations ont d’abord été émasculées par un lobby bancaire bien financé, bien organisé et sans véritable contre-pouvoir : les ONG manquent de moyens, la presse est en crise, les analystes sont pieds et poings liés avec leurs clients, les auditeurs ne font pas leur travail, les régulateurs sont dépassés. Un autre facteur d’inertie est l’entrisme politique. Que par exemple un Tony Blair, ex-Premier ministre britannique connaissant toutes les arcanes du pouvoir, se recycle comme conseiller et ouvreur de portes pour le compte du secteur financier, qu’il se serve de sa position d’émissaire du Quartet pour le Proche-Orient pour vendre ses services aux pétromonarchies du Golfe et pour s’enrichir, cela pose un énorme problème à la fois de conflit d’intérêts et d’éthique. Et puis, ce qui explique aussi le peu de changements, c’est le profond sentiment d’impunité qui règne dans le secteur financier. Certes, de très fortes amendes ont été imposées à des grandes banques mais, ce sont les institutions qui sont frappées, c’est-à-dire in fine leurs actionnaires. En revanche, à part quelques rares sous-fifres, les responsables des malversations et leurs supérieurs échappent à toute punition.
Par quel bout faut-il s’y prendre pour dégripper la machine ?
Le secteur bancaire doit reprendre son rôle de financeur de l’économie, c’est-à-dire en revenir à son métier de base. Pour ce faire, il faut mettre fin aux bonus. Il n’y a aucune raison qu’un financier gagne trois fois ce que gagne un industriel, à compétences égales. Rien ne justifie ces rémunérations variables qui sont pousse-au-crime, accentuent les inégalités dans nos sociétés et dirigent les meilleurs diplômés vers la finance, au détriment de l’industrie. On sortira de la crise économique par la relance de l’industrie, financée par les banques, et non pas par les activités spéculatives de la banque casino. Pour cela, il faut les séparer des activités de banque de dépôts, qui doivent être sanctuarisés.
Les banksters – Voyage chez mes amis capitalistes, par Marc Roche, éd. Albin Michel, 233 p.
Entretien Paul Gérard, à Paris
L’interview intégrale dans Le Vif/L’Express de cette semaine.
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