Carte blanche
Un clergé islamique ? Non, merci !
Lettre ouverte au président de l’Exécutif des musulmans, Monsieur Echallaoui, et aux clercs musulmans de Belgique.
Depuis un certain temps déjà, des structures islamiques institutionnalisées de notre pays oeuvrent, de concert, à une entente avec les plus hautes sphères du pouvoir en Belgique. Et cela, sans démonstrations bruyantes, mais plutôt avec un véritable désir – par une rhétorique policée et un repositionnement stratégique – d’aboutir, doucement mais certainement, à ce qui se profile chaque jour de façon plus claire : l’instauration d’un « clergé islamique » qui bénéficie de l’appui décisif de l’Etat. Le récent déménagement dans un prestigieux bâtiment, de style Louis XIV, n’est qu’une illustration des ambitions d’une structure qui dépassent indéniablement la dimension cultuelle à proprement parler.
Ce « clergé islamique », chapeautant notamment ce qui est présenté comme une instance doctrinale et des structures cultuelles, est donc l’option privilégiée que le politique a décidé de soutenir. Comment un modèle normatif et d’imposition d’une pensée présentée comme majoritaire, sur d’autres toutes aussi légitimes, pourrait-elle être une solution juste ? Si opter pour la dépendance intellectuelle, l’instauration d’un contrôle social, la mise sous tutelle d’une « communauté » et le fait de s’accaparer l’expression musulmane s’avère être une solution, alors il est pertinent de se demander si l’obstacle que constitue ce « clergé » à l’émancipation de citoyens, en l’occurrence de culture ou d’ascendance musulmane, ne se transforme en un levier providentiel pour lequel le politique aurait eu les yeux de Chimène.
Cette posture politique pragmatique mais arbitraire, s’oppose à toutes les luttes libérales et progressistes dont l’objectif fut d’extirper les individus de l’emprise des clergés en faveur du libre examen et de la liberté de conscience. Cet idéal semble passer à la trappe, en ce qui concerne l’islam, car le climat terroriste l’oblige, dit-on. Une sorte de convergence des tendances dominantes, émanant du politique et du religieux, pour s’accorder sur un condominium sur la minorité musulmane. Quelle aubaine que cet instrument de contrôle de la parole et des esprits que ce « clergé » permet et dont la mission est, paradoxalement, de réagir contre les maux qu’il a causé, contre l’ignorance qu’il a entretenue, contre le fondamentalisme qui est l’ouvrage de certains de ses membres actuels.
Non, Monsieur Echallaoui (NDLR : président de l’Exécutif des musulmans), ni vous ni votre structure ne ferez écran entre l’Etat et ses citoyens que nous sommes. Il est donc temps, pour vous, de respecter une citoyenneté pleine et libre contre toute emprise religieuse ou communautaire. Usurper la parole musulmane dans vos positionnements religieux, c’est faire croire à l’opinion publique que les « musulmans » resteraient sous l’empire de leur loi propre et donc de vos théologiens qui les ont prononcées. Chacun est libre de penser par lui-même et son islamité ne dépend d’aucune structure. Que le « clergé islamique » érigé en magistère doctrinal soit maintenu à sa vraie place, une place désacralisée que l’on peut remettre en cause, critiquer et dont la parole n’a aucune légitimité puisque l’expression citoyenne rejette sa représentativité.
Libre aux théologiens musulmans de se réunir pour penser et produire des réflexions, mais des limites doivent être posées. En effet, il y a une nette différence entre enseigner, penser des textes islamiques et le fait de sommer des individus à s’y soumettre – par ordonnance quasi officielle telles les fatwas normatives – sous peine d’être culpabilisés. N’oublions pas que c’est en luttant contre les tutelles – morale ou non – qu’un véritable changement est possible et que la modernité est un mouvement jamais abouti, qu’elle se construit par la quête de liberté et la lutte contre l’aliénation dans des horizons humains qui se renouvellent constamment.
Soucieux de promouvoir un Etat de droit, laïque, qui protège les individus, nous constatons donc l’existence de certaines difficultés à y accéder. Prenant acte de la réalité de ce « clergé islamique » et du caractère négatif en termes de développement de résistances critiques, d’autonomie de l’individu, de l’inégalité de traitement au détriment d’autres formes d’islamités, nous tenions à rappeler nos principes qui sont les suivants :
- Nous ne considérons pas l’Etat comme étant le gardien d’une morale ou encore comme le protecteur – par ses financements – d’un ou plusieurs cultes reconnus au-dessus d’autres non-reconnus. Nous lui préférons une laïcité politique qui garantisse une équidistance avec les cultes – reconnus ou non – sans les financer et donc sommes en faveur d’une réforme en profondeur du système actuel du financement des cultes.
- Nous plaidons pour l’abolition de tout magistère doctrinal, qui n’est rien d’autre qu’une autorité morale de superposition et un instrument de contrôle social. Or, il existe une confusion : comment distinguer un organe chargé de la gestion du temporel du culte (interlocuteur de l’Etat et financé avec des fonds publics pour des missions précises) d’une structure théologique – dont l’ambition est de devenir l’Autorité morale islamique en Belgique – qui lui est intégrée et cette prétention qu’a cette structure à représenter « l’ensemble de la communauté musulmane » ?
- Nous restons opposés à toute volonté de prôner un intérêt communautaire au détriment des libertés de l’individu. Dans ce sens, le degré de connivence entre l’Etat et les communautés ou plutôt les organes « représentatifs » des cultes doit être restreint parce que l’Etat pourrait en effet être parfaitement laïque au sens politique, du fait qu’il serait équitable et équidistant des cultes, mais parfaitement injuste en enfermant les individus dans leurs appartenances « confessionnelles » et en ne protégeant pas la liberté individuelle des citoyens de s’affranchir de leur groupe ou des normes en vigueur chez celui-ci.
- Nous soutenons que la liberté des citoyens doit précéder l’éventuelle appartenance à un groupe et doit aller jusqu’à la liberté de le critiquer ouvertement, le condamner ou le quitter. De même, aucune structure ou groupe ne devrait avoir le pouvoir – même officieux – d’excommunier un individu qui en revendiquerait l’appartenance sous prétexte que ce dernier ne respecte pas les prescriptions en usage ou pour tout autre motif. Nous accordons une importance à la lutte pour l’émancipation de l’individu et plus particulièrement à son autoémancipation loin de tout contrôle social et de tout poids normatif ethno-culturel.
- Nous sommes convaincus que c’est grâce à l’éducation et au développement de l’esprit critique que nous pourrons ensemble faire reculer les entraves à l’autonomie de l’individu. En ce sens, notre système éducatif public – dont le rôle est l’éveil et le développement de l’esprit critique – doit entièrement être débarrassé des cours confessionnels qui ne sont qu’une entrave à sa mission. Il y a des lieux pour croire, et d’autres pour le savoir. Nous militons pour un enseignement public obligatoire gratuit, laïque et qui n’entretient aucune distinction confessionnelle entre ses usagers.
- Nous ne désirons pas nourrir ou promouvoir des discours ou postures de rupture partant du principe que cela ne peut que s’avérer contreproductif. Nous souhaitons à contrario nous faire les relais de la situation de terrain qui nous semble être occultée dans sa complexité. En effet, nous, militants de culture ou d’ascendance musulmane conscients de la sécularisation que traverse indéniablement notre minorité, exhortons ceux qui tentent d’usurper « la parole musulmane » à parler en leur nom uniquement et à sortir de cette spirale de violence dans la posture ainsi que son syndrome de « la citadelle assiégée ».
- Nous réfutons la posture victimaire et nous nous refusons à toute compétition victimaire. L’idéologie victimaire se prête à une instrumentalisation facile ainsi qu’à une potentielle dérive qui enferme dans la spirale du ressentiment sans fin. A contrario, nous souhaitons un positionnement responsable face à ces défis et rappelons le rôle central de l’Etat dans la protection des individus et des réponses qu’il convient d’apporter.
- Nous nous présentons comme une autre voix, progressiste et laïque, s’opposant à ce qui nous parait actuellement réactionnaire dans les expressions qui s’auto-identifient comme musulmanes en Belgique. Nous militons dans le cadre d’un combat plus général pour la laïcité. En effet, nous cherchons à allier le large mouvement démocrate et progressiste belge afin de construire ensemble une Belgique davantage démocratique et progressiste.
- Nous souhaitons que les individus issus d’autres minorités en Belgique puissent envisager leur avenir dans la sérénité. Il nous convient de faire de la diversité un atout de notre société. Puisque nos destins sont liés, puissions-nous construire avec nos énergies respectives ce qu’il y a de mieux au lieu de perdre cette énergie à tomber dans le piège de ceux qui souhaitent nous opposer. Nous avons tant de choses à dire et à faire ensemble quelles que soient nos origines, nos orientations sexuelles, nos couleurs de peau, nos appartenances diverses et variées.
Loin de la posture utopiste, l’idée est de défendre des convictions tout en les inscrivant dans le réel. Il est possible d’instiller un renouveau philosophico-convictionnel, culturel et social. Nous plaidons qu’il devient impératif de penser avec de nouvelles catégories et couper avec les idéologies dominantes pour des voies alternatives et progressistes.
Nous pensons que notre lutte laïque s’inscrit dans l’historicité même de notre culture d’origine et donc nous pensons qu’il est important de développer des conceptions laïques qui tiennent compte de notre héritage culturel propre. Nous ne sommes pas dans une imitation stérile et adulatrice des classes dominantes. Au contraire, nous pensons justement que la situation actuelle légitime un contrôle et une entrave à l’émergence de la diversité en ce y compris au sein de l’Islam. Le droit communautaire n’est pas un droit mais un piège. Accorder des droits aux communautés et les reconnaitre, c’est avant tout renforcer les organes représentatifs, les autorités morales, les pseudos représentants des « musulmans » qui les président et ouvrir un canal d’influence pour d’éventuels pays étrangers.
Monsieur Echallaoui, vous semblez parfois décréter tel un calife doté de tout pouvoir et qu’il n’y a pas lieu d’en discuter démocratiquement « avec l’ensemble de la communauté musulmane » après avoir entendu toutes les parties. Vous ne nous représentez pas et donc sachez que vous ne parlez pas en notre nom !
Enfin, nous avons décidé d’exister par nous-mêmes et avec nos spécificités, notre histoire et nos idées. Nous sommes conscients que notre approche laïque peut au mieux interpeller et au pire être présentée comme une forme d’agression contre « l’islam » et ses clercs, mais qu’importe. C’est une erreur de croire que les valeurs laïques et progressistes sont une attaque. Au contraire, il faut y voir une possibilité enfin offerte de garantir un espace où les différentes opinions, philosophies, croyances ou non-croyance, peuvent s’épanouir en toute liberté. Une islamité libre et culturelle dans un esprit laïque ne pourra s’épanouir qu’au sein d’une démocratie qui n’enferme pas ses citoyens dans des communautés ou des identités exclusives. Nous, militants, de culture ou d’ascendance musulmane, avons décidé d’exister, citoyens aux esprits libres !
Les signataires sont :
Fouad Benyekhlef, militant progressiste et acteur associatif.
Malika El Malki, militante laïque.
Hamid Benichou, acteur associatif et membre du Centre Citoyen Belge Musulman Laïque.
Mustapha Ouarghi, membre fondateur de ANZUF (association rifaine des droits de l’Homme).
Musa Fathi, membre de l’association Yuba II.
Oumayma Hammadi, militante féministe antiraciste et membre de la campagne Rosa.
Daoud Azam Daimoussi, acteur associatif et membre du Centre Citoyen Belge Musulman Laïque.
Mohamed Achahbar, militant de l’Association Marocaine des Droits Humains, section belge (AMDH).
Mohamed Aadel, militant des droits humains et acteur associatif.
Houria Mekideche, actrice associative et bénévole au sein des initiatives en milieu populaire.
Soade Cherifi, militante laïque.
Azeddine Benihlal, militant laïque.
Yeter Celili, militante associative.
Rachid Boutahar, militant et initiateur de projets citoyens.
Said Derouiche, militant de culture musulmane.
Baghdadia Naimi, militante associative et laïque.
Samira Michmich, Militante associative
Manel Mselmi, journaliste engagée et militante féministe.
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