Trois milliards, l’obscur magot des secrétariats sociaux
Collecteur de cotisations et d’impôt pour le compte de l’Etat est un métier discret qui rapporte gros. Jusqu’à rendre une trentaine d’asbl scandaleusement riches ? Des milliards insoupçonnés éveillent le soupçon.
Il dégage l’assurance de celui qui est certain de viser juste et de ne pas être entendu pour ce motif-là. Il déboule les bras chargés de rapports comptables, jongle avec des tableaux truffés de rubriques codées et associées à des tas de chiffres qui valent de l’argent. Beaucoup d’argent. L’étalage d’une fortune qui se bâtirait sur le dos de l’Etat et, par ricochet, du contribuable, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. » Le scandale du siècle « , affirme ce lanceur d’alerte. Un » Belgiumleaks » capable, s’il y était mis fin, de » redonner le moral aux Belges « . Rien que ça. Yves Génard, c’est un cheminement professionnel un peu chahuté qui l’a amené à prendre en grippe un monde d’une rare discrétion : celui des secrétariats sociaux.
Combien de divisions dans son collimateur ? 29 asbl agréées en 2017 qui s’offrent, depuis 1945, de gérer à leur place les obligations sociales et fiscales des employeurs. Ce passé vaut brevet de respectabilité dans le modèle social belge, comme le rappelait L’Écho en octobre dernier : issu des organisations d’employeurs, le cercle des secrétariats sociaux en est un pilier, au même titre que les mutuelles et les syndicats du côté des travailleurs. Petits ou grands, les patrons apprécient ce rôle de facilitateur. Ils sont 91 % à s’en remettre aux secrétariats sociaux et leur ont confié, en 2016, le calcul des rémunérations de 2 632 395 travailleurs, soit 74 % du secteur privé.
Un mode de financement jugé opaque par la Cour des comptes
De l’autre côté de la barrière, l’Etat, en particulier l’Office national de sécurité sociale (ONSS), n’a qu’à se louer de ces services, pour » leur rôle stabilisateur et leur contribution au maintien de la paix sociale. » La puissance publique aime se reposer sur ce chaînon pour s’assurer une rentrée efficace des cotisations sociales et du précompte professionnel. La charge a même été élevée au rang de mission de service public. Elle mérite bien entendu une juste indemnisation, consentie aux secrétariats sociaux sous forme de délais préférentiels de reversement. Six jours ouvrables pour transférer à l’ONSS la provision mensuelle de l’employeur, quatorze jours pour livrer le solde trimestriel des cotisations sociales, et une dizaine de jours pour verser au fisc le précompte professionnel.
Voilà qui laisse le temps de placer et de faire fructifier de belles masses financières en transit. 36,8 milliards de cotisations ONSS et 20,7 milliards de précompte professionnel perçus en 2016 par les secrétariats sociaux : il y a du potentiel.
Bonne affaire ? Mystère. » Il nous est techniquement impossible de procéder à une analyse précise des coûts et des gains liés à cette mission « , soupire Jos Gijbels, directeur général de l’Union des secrétariats sociaux (USS), que ce désir de savoir étonne un peu. » Mais l’ONSS en sait certainement plus à ce sujet. Du moins, je l’espère. »
Hors des radars de l’ONSS
En fait, pendant très longtemps, elle n’en savait rien. Parole d’expert, en l’occurrence la Cour des comptes, qui relevait encore cette incongruité en 2016 : » L’ONSS ne dispose pas de moyens d’information précis à propos des montants des cotisations sociales en transit sur les comptes des secrétariats sociaux ainsi que sur la ventilation des placements de ces montants. » » Personne n’allait voir, parce que personne n’en avait envie « , confirme un fonctionnaire retraité, témoin privilégié de ce brouillard persistant. C’est le droit et le devoir de regard de l’ONSS sur ces flux financiers qui étaient ainsi pris en défaut. Défaillance réparée depuis peu, grâce à un état des lieux à remettre trimestriellement par les secrétariats sociaux.
Maintenant donc, l’ONSS sait. L’Office a, nous assure-t-il, » une vision claire des montants « . Mais la matière est classée » confidentiel « . Qu’à cela ne tienne, lesdits montants doivent apparaître depuis 2017 au grand jour dans les bilans annuels déposés à la Banque nationale. Rendez-vous est ainsi fixé à la rubrique codée 46 » acomptes sur commandes » de l’exercice comptable 2016. Le voile se lève enfin sur un bon milliard d’euros (1 138 308 018) qui, au 31 décembre 2016, était en attente de migrer des comptes des secrétariats sociaux vers les caisses de la sécu ou du fisc. Sans garantie que le compte soit juste : car dix d’entre eux ont joué la politique de la case vide. Distraction, erreur de jeunesse : l’affaire mériterait d’être tirée au clair, du côté des deux autres milliards d’euros (1 943 654 919) logés sous la rubrique voisine intitulée » dettes diverses « .
Voilà qui change de la transparence exigée pour les frais d’administration des mutuelles et des caisses d’allocations de chômage instituées auprès des syndicats, objet de toute la vigilance de la suédoise (N-VA – MR – Open VLD – CD&V).
Pas d’amalgame, se récrie Jos Gijbels : » Mutuelles et syndicats obtiennent des subsides alors que les secrétariats sociaux ne reçoivent pas de rémunérations. » Leur source indirecte de financement est plus subtile et ne saute pas aux yeux. Elle est d’ailleurs jusqu’ici passée entre les gouttes et pique rarement la curiosité des élus du peuple, y compris de gauche. » Dans le chef du PS, sans doute est-ce par souci de ne pas abîmer l’image de la sécurité sociale « , avance un observateur. Dans le chef de la droite, peut-être est-ce par volonté de ne pas tracasser une mouvance patronale qui aurait le bras long. » Le lobby des secrétariats sociaux représente une puissante force de frappe, bien représentée dans les milieux politiques « , nous confie- t-on ici et là.
Maggie De Block : se passer des secrétariats sociaux » représenterait un surcoût considérable
Un secteur aujourd’hui à 80 % flamand, qui emploie 4 740 équivalents temps plein, aux formats très disparates et aux fortunes diverses mais d’où émergent des poids lourds nommés SD Worx, Group S ou Securex. La Cour des comptes a eu le loisir d’en prendre la mesure : » Certains secrétariats sociaux disposent d’importants moyens financiers et ont des participations importantes dans des sociétés commerciales qui exercent notamment une activité de conseil en ressources humaines. »
On y regarderait à deux fois avant de leur chercher des poux sur la tête. D’autant qu’après plus de septante ans de bons et loyaux services, il est venu le temps des vaches maigres, relève le rapport 2016 de l’USS. » Les coûts augmentent et les revenus ne suivent pas. » Délais de paiement raccourcis (passés de vingt à quatorze jours depuis 2012), taux d’intérêt au niveau plancher : les bénéfices sont sous pression, même si » les finances des secrétariats sociaux agréés sont encore saines « . Même si les signes extérieurs de richesse n’ont pas tous disparu des compteurs arrêtés au 31 décembre 2016 : 580 millions de fonds propres, 53 millions de produits financiers, 152 millions en terrains et constructions, un trésor de guerre de 3,4 milliards en placements de trésorerie et valeurs disponibles.
Générosité déplacée ?
Si ce n’est plus tout à fait Byzance, c’est encore loin d’être la bérézina. Mais Johan Van Overtveldt (N-VA), ministre des Finances, compatit : » Compte tenu des taux actuels des intérêts et des frais y relatifs, le fait d’accorder un délai supplémentaire n’offre plus vraiment d’avantage important. » Ce » plus vraiment » laisse entendre que le deal exclusif jadis passé avec l’Etat a longtemps fait des secrétariats sociaux des privilégiés insoupçonnés du régime, plutôt bien payés pour » faire le job « . Assis pour certains d’entre eux sur une montagne d’or, à utiliser de manière légalement encadrée et contrôlée, sachant que le risque financier zéro n’existe pas. Témoin cette créance de 23,5 millions d’euros sur un investisseur privé, actée fin 2016 à propos du Group S par le réviseur d’entreprises, comme » incertitude significative dans le chef de l’asbl « .
C’est tout l’envers du décor qu’Yves Génard se fait fort de chiffrer, à l’euro près. C’est ce qui lui fait dire qu’il y a là une » gigantesque concession occulte » supportée sans broncher par l’Etat » qui préfère s’endetter pour subsidier une corporation d’une trentaine de bénéficiaires privés, en dehors de tout contrôle parlementaire. Commencer par fermer ce curieux robinet permettrait de récupérer trois milliards d’euros en transit. » Inenvisageable, assure le ministre Van Overtveldt : » Vu le nombre de déclarations à préparer, il serait matériellement impossible pour les secrétariats sociaux de se passer d’un délai. » Techniquement en passe d’être jouable, rétorque ce spécialiste en logiciels de gestion des fiches de paie : » L’Etat pourrait déjà se passer de l’intervention des secrétariats sociaux. D’ici à cinq ans, cette activité de calcul et de collecte de cotisations sera condamnée par les avancées technologiques. » Victime de la feuille de paie intelligente.
Il suffirait, si l’on saisit bien, de » cinq minutes de courage politique » pour en finir avec un mode de financement que la Cour des comptes a jugé » particulier » et en tout cas » opaque « . Et que le gouvernemental fédéral a cru bon de recadrer en dotant l’ONSS, fin 2016, d’un » baromètre de qualité » qui laisse supposer que ladite qualité pouvait laisser à désirer.
» Quelle alternative à ce modèle de perception unique au monde, l’un des plus contrôlés et d’une efficacité proche de la perfection ? » objecte Jos Gijbels. C’est Maggie De Block, ministre des Affaires sociales et libérale flamande, qui a fourni la réponse à la députée CDH Catherine Fonck, venue aux nouvelles : » Le versement direct à l’ONSS/fisc requiert des investissements publics. Prévoir du personnel et de l’infrastructure pour faire le prélèvement entièrement soi-même représenterait un surcoût considérable. »
Il serait ainsi déraisonnable de se passer de ce » sous-traitant des pouvoirs publics « . Lequel continuera à ne faire que son devoir, assure le représentant de l’USS : » Ce service d’intérêt général que le gouvernement entend maintenir coince le secteur dans un modèle d’asbl qui empêche d’attirer des capitaux extérieurs, alors que les gains retirés sont devenus nuls. Mais comme nous avons pu engranger pas mal de revenus dans le passé, nous ne quitterons pas le navire parce qu’il se mettrait à couler. » C’est beau, le sens de l’Etat.
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