Thomas Gunzig nous parle de ses livres préférés : « Je ne suis pas un grand lecteur »
Avec enthousiasme, passion ou sobriété, des écrivains évoquent leurs livres préférés. Ce qu’ils disent, et leur façon de le dire, peut être une façon de parler d’eux ou d’éclairer leur oeuvre personnelle. Pour nous, c’est une façon comme une autre de donner envie de lire. Cette semaine : l’auteur belge Thomas Gunzig.
Les années passent, la timidité demeure. Elle continue à me freiner, moins qu’avant, moins longtemps, mais quand même. Ainsi donc ce matin-là, quand j’approche du bien nommé Bar du matin, à Forest, je ralentis le pas. Je passe une première fois devant ce café immense, ou qui me paraît tel. Je passe une deuxième fois, essayant de repérer Thomas Gunzig à l’intérieur ; je répète à nouveau la manoeuvre, l’air dégagé surjoué, dans l’autre sens ; je me sens vivant, je me sens gauche ; il faut arrêter, maintenant, sinon je finirai par être en retard alors que j’étais en avance. J’entre. Je le repère. Il est là-bas. Il est concentré sur son smartphone, sourcils froncés. Pour celles et ceux que ça intéresse : pull, blouson, barbe de trois gros jours.
S’il n’en fallait qu’un, ce serait Le Comte de Monte-Cristo, d’Alexandre Dumas.
Thomas Gunzig lève les yeux, semble redescendre d’une autre planète, se déplie, je lui serre la main. Il répond que oui, il vient parfois écrire dans ce café : » On y est bien, il y a des tables, du wifi. » Je rappelle le plus vite possible, parce que je devine qu’il ne faut pas perdre de temps, pourquoi je suis là, ses bouquins préférés, tout ça. Il répond OK. Je lui déballe les autres auteurs rencontrés pour Le Vif/L’Express en été et après chaque nom cité, il répond aussi OK. C’est bref, ça pourrait être froid, ça ne l’est pas. C’est efficace. Et il va être efficace, Thomas Gunzig, pendant tout notre entretien. Il nous avait pourtant prévenu qu’il n’aurait pas le temps de le préparer. On n’en appréciera que davantage encore son sens de la pédagogie.
Une sorte de grand roman parfait
» Il y a quelques livres que j’adore, qui m’ont marqué, mais s’il n’en fallait qu’un, ce serait Le Comte de Monte-Cristo « , d’Alexandre Dumas, commence Thomas Gunzig. Il argumente, dans une espèce d’énumération sur un ton neutre, comme s’il cochait des cases qui apparaissent spontanément dans sa tête : » C’est une sorte de grand roman parfait. C’est un roman d’abord extrêmement bien construit. L’histoire est formidable. C’est un gros roman mais le rythme est très bien tenu. Il y a des rebondissements, il y a du suspense mais il y a aussi une intelligence humaine très profonde. Il y a des personnages fantastiquement bien définis, bien décrits. Il y a un fil narratif extrêmement tendu, extrêmement clair du début à la fin. Il y a une élégance de l’écriture. Les scènes sont très puissantes. Ce sont des leçons d’écriture littéraire, des leçons de scénario. » Je parlais plus haut d’énumération sur un ton neutre mais il ne faudrait pas la traduire par » robotique « . Non, le ton de Thomas Gunzig n’est pas du tout celui qu’il adopte dans ses chroniques radio sur la Première (RTBF), c’est beaucoup moins enjoué là en vrai, mais c’est tout aussi habité.
Le Comte de Monte-Cristo pourrait-il être un idéal à atteindre ? Y pense-t-il parfois en écrivant ? Arrive-t-il à Thomas Gunzig de se comparer à cette oeuvre ou à d’autres ? » Non. Certains livres, on les lit comme un lecteur, pour passer le temps, dans le train ou dans l’avion, et certains livres, les grands livres, on les lit aussi avec un regard de praticien, on analyse leur style, l’histoire, la construction, les personnages. Mais quand on écrit soi-même, on se dégage de tout ça, on est concentré sur ce qu’on fait et on n’a pas assez de place dans sa tête pour se souvenir que dans tel ou tel roman, Machin a fait comme ci ou comme ça. Certaines leçons de lecture sont peut-être là de manière inconsciente mais on n’y pense pas. »
Un livre lu ne constitue donc pas un idéal à atteindre quand on écrit. Mais un livre lu peut-il déclencher l’écriture ? » Oui, répond le romancier, mais pas plus qu’un film ou une bande dessinée, par exemple. Etre en présence d’un objet narratif – film, spectacle, roman… – très fort, très intense, peut vous donner envie d’écrire, même si le danger, alors, c’est de reproduire ce qu’on vient de lire ou de voir. Je pense que tous les gens qui écrivent ont commencé à écrire parce qu’ils avaient été touchés par un roman. »
Il lisait pendant la récré
Thomas Gunzig lui-même avait-il beaucoup lu avant de commencer à écrire ? » Non « , répond-il, puis il nuance : » Disons que j’ai eu peut-être la chance de fréquenter l’enseignement spécial. Forcément, tous mes petits camarades étaient un peu étranges. Pendant la récréation, je n’avais pas grand-chose à faire étant donné que je n’avais pas des masses de copains. Alors, pour passer le temps, je lisais des bouquins. Et donc, je pense que j’ai pas mal lu quand j’étais gamin. Entre mes 9 et mes 12-13 ans, je lisais toujours pendant la récré, mais je ne suis pas un grand lecteur . Il y a des gens qui lisent plusieurs livres par semaine, ce n’est pas du tout mon cas. Je lis peut-être… maximum… trois ou quatre livres par an. »
Le goût de la lecture et le goût de l’écriture ne vont pas forcément ensemble.
Là, je suis étonné, je m’attendais à 50 ou 60 livres par an, sans savoir pourquoi. C’est vrai ? Oui ! Je suis étonné puis je suis étonné d’être étonné. » Trois ou quatre livres par an, surtout pendant les vacances « , complète Thomas Gunzig. » Lire beaucoup n’est pas une condition nécessaire pour écrire. Je pense qu’il est important de lire des livres qui nous construisent, qui nous nourrissent, d’être curieux de ce qui se fait. C’est aussi pas mal de lire un peu les classiques. Mais je pense que ce n’est pas nécessaire d’être un boulimique de lecture. Le goût de la lecture et le goût de l’écriture ne vont pas forcément ensemble. » Un peu plus tard dans la conversation, Thomas Gunzig précisera ce point de vue : » Quand on écrit, il faut éviter à tout prix de lire de mauvaises choses, des choses qui vous tirent vers le bas. Je vois tout de suite quand ça va pas, après cinq pages ça y est, et ça je jette tout de suite, ce sont des maladies que je ne veux pas attraper « , sourit l’écrivain. Il précisera également qu’il… commence à lire » plusieurs dizaines de livres » chaque année.
Dans la liste mentale des romans préférés de Gunzig, il y a aussi Le Journal d’une femme de chambre. » D’abord pour le style d’Octave Mirbeau, un des plus beaux styles en langue française. Pour moi, il dépasse de loin d’autres auteurs plus connus. Par exemple, Zola, j’ai du mal, ça m’ennuie. Et puis, cette femme de chambre est un personnage génial : à la fois sans éducation mais d’une intelligence fulgurante, dotée d’un regard cruel. Elle a un côté un peu hédoniste et parfaitement amoral. C’est presque une meurtrière et c’est une jouisseuse « , déclare-t-il avec gourmandise.
Thomas Gunzig évoque ensuite les Contes de la folie ordinaire. » Ça c’est Bukowski, cet art d’osciller entre le réalisme le plus trivial et le fantastique. Il a une puissance poétique incroyable… » Je l’interromps : » C’est ce que vous faites aussi, ça, non ? » » Oui, peut-être, répond-il l’air étonné, c’est quelqu’un qui m’a influencé. » Et de reprendre son propos : » Bukowski, c’est quelqu’un de très libre et qui a en même temps une grande maîtrise de l’écriture. Je crois que c’était aussi un spectateur désabusé de son époque, de ce qui s’écrivait, des ego d’auteur. Il a écrit des choses très drôles là-dessus. »
» Une magnifique absence de morale… »
» Un peu le même genre, prévient Gunzig : John Fante. Mon chien Stupide. C’est toute cette écriture américaine, très fortement dans l’économie de moyens et très efficace dans les images. Chez Fante, il y a une violence qui cohabite avec une tendresse incroyable. Il a un côté désespéré, sans pitié, clairvoyant sur lui-même, sur les gens, sur son époque. Une honnêteté fondamentale. »
Dans Hubert Selby, Last Exit to Brooklyn, » il y a une folie qui me plaît, une colère incroyable, des fulgurances mais aussi un côté très maîtrisé, et une magnifique absence de morale super rafraîchissante, bienvenue. »
Gabriel Garcia Márquez, lui, c’est » son imaginaire foisonnant, formidable, passionnant » qui séduit Gunzig. Dans L’Amour aux temps du choléra par exemple, » les situations sont à la fois drôles et tragiques, il y a une humanité extraordinaire. Garcia Márquez arrive à définir toute la beauté de l’humanité même au milieu de la misère la plus noire « .
Style très différent, celui de Marguerite Duras, mais qui touche lui aussi l’auteur belge, via par exemple L’Amant et Ecrire. » Duras est une très, très grande styliste et c’est quelqu’un qui écrit au plus près des émotions les plus subtiles, les plus complexes, les plus profondes. Une écriture à la fois extrêmement simple et extrêmement puissante. »
On discute encore deux minutes, autour du thème de l’écriture. » Je suis un peu énervé par les gens qui prétendent devoir écrire, faut que ça sorte… une thérapie. Moi, c’est une bonne façon d’occuper mon temps. Ecrire, c’est une pratique artistique, une recherche permanente, une recherche du mot, de l’histoire, de la situation. Ce qui est le moins intéressant dans un livre, c’est l’auteur. »
L’auteur (son prochain roman, Feel Good, sort en septembre prochain, mais il travaille aussi sur un scénario avec Jaco Van Dormael et sur un autre avec Adeline Dieudonné) commence maintenant à fermer son blouson, donc je me dis qu’il est temps d’arrêter. Il a peut-être juste froid mais je n’ose pas demander. La timidité m’a sans doute repris.
Par Johan Rinchart.
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