Terrorisme : le rapport qui décortique les vraies raisons de l’échec policier
Sous-financée et déstabilisée, la police judiciaire fédérale, en tout cas à Bruxelles, n’était pas en ordre de marche avant les attentats terroristes. L’ancien chef de la PJ de Charleroi et conseiller de Joëlle Milquet n’est pas tendre envers l’état-major.
Le commissaire divisionnaire Jean-Pierre Doraene a souvent été en avance d’une guerre, notamment dans la lutte contre la criminalité en col blanc. En 1993, avec sa double casquette d’enquêteur et d’expert-comptable bardé de diplômes obtenus en cours du soir (il est fils de mineur), ce péjiste rigoureux a créé et dirigé pendant six ans l’Office central de la lutte contre la délinquance économique et financière organisée (OCEDEFO). Au début de l’affaire Dutroux, quand tout concourt à faire porter le chapeau de l’échec des enquêtes sur les disparitions d’enfants à la seule magistrature et à la PJ, il révèle les dessous de l’Opération Othello, démontrant que l’état-major de la gendarmerie avait mené une enquête parallèle sur Marc Dutroux. La réforme des polices accouche d’une « police intégrée, organisée à deux niveaux ». Quand il prend la tête du service judiciaire d’arrondissement de Charleroi, Doraene s’emploie à réconcilier les frères ennemis de la gendarmerie et de la police judiciaire. Et, dans sa lutte contre la criminalité lourde, il implique les zones de police (anciennes polices communales). Sensibles à sa détermination, le Premier Ministre Guy Verhofstadt (Open VLD) et son conseiller « sécurité » de l’époque, Brice De Ruyver (Université de Gand), soutiennent ce chef policier atypique, dont les enquêteurs aident les magistrats à envoyer des pelletées de truands et de criminels devant les tribunaux et cours d’assises. Fin 2005, le procureur du roi, Christian De Valkeneer (actuel procureur général de Liège), lance la PJF aux trousses des « parvenus » du PS carolo. Quatre ans plus tard, Jean-Pierre Doraene quitte ce bateau agité pour rejoindre la direction générale de la police judiciaire. Dans son rapport Vitruvius (2010), il lance un cri d’alarme : la pyramide des âges de la police judiciaire va entraîner des départs massifs et une perte accélérée de savoir-faire. Le désastre était déjà annoncé mais en vain. D’autres mises en garde ne sont pas écoutées. Dans son rapport d’évaluation (mai 2012) du plan national de sécurité, le Conseil fédéral de police prévient : « Les autorités doivent prendre pleinement conscience du fait que la police fédérale est arrivée à un point critique (« ça passe ou ça casse »). Le manque de moyens et de personnel ne peut plus durer. »
De mai 2012 à novembre 2013, Doraene est conseiller au cabinet de la ministre de l’Intérieur, Joëlle Milquet (CDH). Il assiste aux initiatives de la commissaire générale, Catherine De Bolle, remettant en cause la spécificité du « pilier judiciaire » à la faveur du plan d’ Optimalisation de la police fédérale. « Comment en est-on arrivé là ? » Après les attentats de Bruxelles, Jean-Pierre Doraene tente de répondre à cette question dans un rapport de quarante pages dont Le Vif/L’Express a pu prendre connaissance en exclusivité. « Il s’agit d’une contribution personnelle, fondée sur une expérience de plus de trente-trois ans au sein de la police judiciaire, précise son auteur. N’étant pas impliqué dans les enquêtes, j’ai le recul nécessaire mais je ne peux pas admettre qu’on se focalise d’emblée sur d’éventuels manquements individuels, en l’occurrence à l’égard des enquêteurs de la DR3, la section anti-terroriste de Bruxelles, sans s’interroger sur leurs causes profondes. Ma seule motivation est l’intérêt général face à l’ampleur du drame. » Une pièce à verser au dossier de la commission parlementaire d’enquête sur les attentats terroristes.
Une police fédérale anémique
Premier constat : une police fédérale sous-financée et gravement affaiblie. Dans ses tableaux chiffrés, Jean-Pierre Doraene montre comment, de 2008 à 2014, la police fédérale a subi des coupes budgétaires pour un total de 98,6 millions d’euros (78,6 millions en personnel et 19,9 millions en fonctionnement et investissements). Les coupes budgétaires sont allées crescendo au fil des gouvernements Van Rompuy (5,8 millions d’euros), Leterme (28,3 millions), Di Rupo (64,5 millions). Des restrictions ont été maintenues en 2015 jusqu’aux attentats de Paris, puis, de Bruxelles. Sous Di Rupo, les pertes ont été sévères mais, nuance Doraene, elles étaient aussi la conséquence du caractère récurrent des purges précédentes. En 2011, 23,7 millions d’euros ont même été prélevés sur le budget Fonctionnement & Investissement de la police fédérale au profit de la police locale. Laquelle, durant la même période, n’a pas perdu un kopeck de sa dotation fédérale. La Ministre de l’Intérieur a pu obtenir quelques enveloppes compensatoires. Malheureusement, celles-ci n’ont pas compensé l’ampleur et la récurrence des restrictions budgétaires infligées à la police fédérale. Celle-ci a, en outre, perdu des crédits en ne les utilisant pas en temps opportun.
Doraene attribue notamment ces pertes financières à la mesures dite « plus de bleu dans les rues » qui a littéralement vidé la direction générale DGS (appui non opérationnel) d’une bonne partie de son personnel policier ayant acquis une solide expérience dans la gestion des budgets et des marchés publics (essentiellement d’ex-gendarmes qui ont rejoint d’autres services). Des « civils » ou Calog (cadre administratif et logistique) ont pris la relève mais en nombre insuffisant : pour l’ensemble des services, 682 unités manquaient en 2013. Résultat de ce sous-financement chronique : un déficit opérationnel, sur le terrain. En 2013, il manquait 733 hommes à la police fédérale. Au sein de cette dernière, c’est la police judiciaire fédérale (PJF) qui a été la plus affaiblie, accusant un déficit permanent de 2008 à 2013 (voir tableau page..). Et ce, alors que les menaces de tous ordres (fraudes graves, cybercriminalité, criminalité violente, trafics organisés et terrorisme) et de nouveaux dispositifs chronophages (écoutes téléphoniques, méthodes particulières de recherche, loi Salduz impliquant la présence d’un avocat dès la première audition, prestations de police technique et scientifique…) explosaient durant cette même période. A la PJF, le déficit en personnel est également dû aux départs à la retraite non remplacés, soit deux sur trois. La pyramide des âges est particulièrement préoccupante : en 2010, seul 1,5 % du personnel opérationnel avait moins de 30 ans, 43 % avaient plus de 50 ans et, au final, environ 81 % du personnel avaient dépassé la barre des 40 ans. Entre 2001 et 2015, le cadre opérationnel de la PJF a augmenté de 96 unités, passant de 3 620 à 3 716 personnes, ce qui n’est pas énorme en soi mais, vu les restrictions budgétaires, ces places n’ont pas été occupées. En 2013, il manquait 286 enquêteurs. Avec le nouveau cadre organique de 2015, des enquêteurs supplémentaires ont été octroyés à quatre directions judiciaires : Bruxelles (159 policiers), Anvers (62), Hal-Vilvorde (13) et Liège (7). En contrepartie, on en a retiré à Mons (19) et à Charleroi (7). Les directions centrales opérationnelles (comme l’OCEDEFO) qui assument des enquêtes importantes sont les grandes perdantes de ce mercato (53), ainsi que les PJF wallonnes (34 policiers), Liège excepté.
Trop peu d’enquêtes proactives et préventives « terrorisme »
Autre constat de Doraene : le manque de moyens a compromis les approches préventives et proactives du radicalisme et du terrorisme alors qu’elles favorisent la détection d’actes préparatoires à un attentat. La lutte contre le terrorisme est principalement concentrée dans les arrondissements d’Anvers, Bruxelles, Charleroi et Liège (axe A-B-C-L). En 2010, les PJF de cet axe totalisaient 78 % des prestations anti-terroristes, dont 50,5 % pour la seule PJF de Bruxelles et sa section spécialisée : la DR3. Pour rappel, la police judiciaire a deux missions. Principalement, des missions répressives, qui consistent à mener des enquêtes sous la direction des autorités judiciaires en cas d’infraction ou de tentative d’infraction. Elle mène, par ailleurs, des missions préventives relatives au suivi des groupements « à risque » (hooligans, bikers, sectes nuisibles, extrême gauche, extrême droite, radicalisme religieux…) sous la supervision du directeur-coordinateur de la police administrative fédérale. A Bruxelles, la DR3 ne consacre que 6,8 % de ses effectifs (7 personnes) à ces missions préventives de police administrative spécialisée.
En 2005, déjà, une circulaire du Collège des procureurs généraux demandait au Parquet fédéral d' »adapter sa politique en matière de terrorisme et de réaliser une approche proactive du phénomène terroriste » La DR3 de la PJF de Bruxelles, internationalement reconnue pour son expertise judiciaire, a dû délaisser ses missions proactives, faute de personnel. Dans un rapport du 31 mars 2012, elle reconnaissait elle-même cette carence : « Nous ne pouvons que constater l’hémorragie permanente de capacité de la DR3 et ses effets sur le traitement des dossiers. » Et de réclamer un renfort de « cinq à dix personnes, voire plus, afin de développer une position d’enquête en matière de proactivité » car, expliquait-elle, « nous captons de plus en plus de signaux nous permettant de dire qu’une approche proactive de certains milieux est plus que nécessaire ».
La commissaire générale, Catherine De Bolle, suggéra alors au directeur judiciaire de la PJF de Bruxelles de prendre des mesures internes et de solliciter l’appui des autres PJF pour venir en aide à la DR3. De son côté, la ministre de l’Intérieur Joëlle Milquet envisagea, dès juillet 2012, l’octroi de moyens supplémentaires dans le cadre de mesures reprises dans son Plan radicalisme. Toutefois « l’exécution effective de ces mesures a été compromise en raison d’une nouvelle coupe sur le budget « personnel » de l’année 2014 (14,1 millions d’euros) et des controverses sur les mesures contenues dans le rapport « Optimalisation de la police fédérale » de janvier 2013″, témoigne Jean-Pierre Doraene.
Autre souci majeur : la question du leadership sur ces matières hautement inflammables de « terrorisme ». Le groupe de travail « Optimalisation » préconisait de centraliser toutes les enquêtes « terro » à la PJF de Bruxelles (DR3). Les PJF d’Anvers, Liège et Charleroi s’y opposèrent au motif que cette centralisation risquait de compromettre l’efficacité de la lutte antiterroriste. Finalement , il fut convenu que ces PJF conserveraient leur unité « terro » mais qu’elles devraient, le cas échéant, prêter des enquêteurs à la DR3. Fin octobre 2015, il fut aussi acté que les effectifs théoriques de la DR3 passeraient de 103 à 140 unités. Trop tard pour anticiper les attentats de Paris et de Bruxelles.
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