Jean-Michel Longneaux
Supprimer ou non les signes religieux dans la fonction publique: un débat dérisoire ?
Depuis quelques jours, certains laissent entendre, à travers des propositions de loi, qu’il serait judicieux d’exiger des fonctionnaires d’un tel Etat qu’ils ne portent aucun signe confessionnel (ou autres).
L’état et ses institutions (ses administrations et ses écoles) doivent afficher une neutralité infaillible. Cela signifie que chacun, quelles que soient ses spécificités, est traité à l’identique de tout autre. Aucune particularité ne peut être prétexte à discrimination ou à favoritisme. Par voie de conséquence, l’Etat se fait le garant, dans la sphère publique, du respect absolu des différences puisqu’aucune d’entre elles n’est plus ni un avantage ni une menace d’iniquité pour celui qui les affiche. Chacun est libre de les assumer, pourvu que, ce faisant, il n’empêche pas les autres de vivre les leurs.
Depuis quelques jours, certains laissent entendre, à travers des propositions de loi, qu’il serait judicieux d’exiger des fonctionnaires d’un tel Etat qu’ils ne portent aucun signe confessionnel (ou autres). L’absence de tels signes serait une garantie de neutralité. Un juif qui porte la kippa serait un mauvais professeur de mathématique ou de langue. Un athée militant serait incapable de travailler à la commune. Un juge dont la coupe de cheveux trahit sa confession bouddhiste ou musulmane serait nécessairement partial. De toute évidence, de telles hypothèses sont stupides. Ce n’est pas parce qu’un agent de la fonction publique ne porte aucun signe distinctif que sa prestation sera équitable.
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Et à l’inverse, un agent portant de tels signes pourra, comme on l’observe très souvent, faire preuve d’une impartialité et d’une neutralité sans faille dans son service. Il y a de quoi être déçu d’entendre certains politiques ou intellectuels s’abaisser à défendre l’idée que l’on doit juger les gens sur leurs apparences. Ou cette autre, tout aussi absurde, que celui qui affiche ses convictions ou ses préférences serait par principe incapable d’accomplir son travail dans le respect des autres. De tels jugements à l’emporte-pièce sont d’autant plus ridicules qu’une loi en ce sens serait inapplicable : où arrêter la liste des signes prohibés ? Que faire des symboles ambigus comme le port d’un pendentif en forme de poisson pour les chrétiens ou le port de la barbe pour un musulman ? D’autres pourraient inventer de nouveaux signes comme une bague particulière ou un bandeau dans les cheveux, ou des chaussures typées, etc. Faudra-t-il couper l’avant-bras des fonctionnaires tatoués ?
Ainsi, si l’on se demande où est le problème, il me semble qu’il se situe moins du côté de ceux qui portent des signes conventionnels pour vivre en cohérence avec leur foi ou leurs convictions, que du côté de ceux qui, par peur, par manque d’éducation ou par délire paranoïaque, ne supportent pas de voir les autres en porter. La vraie question serait donc plutôt la suivante : comment venir en aide à ceux que la différence effraie ? C’est d’une thérapie qu’ils ont besoin, ou de cours de citoyenneté, et non d’un changement de loi.
Au-delà de l’anecdote, ce débat est peut-être le révélateur inquiétant d’une possible faillite de l’Etat. Ce dernier devrait être, dans une société de droit, le garant d’un espace neutre qui permet à chacun de vivre selon ses convictions personnelles. Celles-ci ne devraient plus être vécues comme une menace. Or, le fait que certains souhaitent supprimer les manifestations de cette diversité dans la fonction publique ne traduit-il pas l’incapacité de l’Etat à rassurer une partie du public quant à l’impartialité de ses fonctionnaires ? Et à supposer que l’Etat décide finalement d’interdire le port des signes confessionnels dans ses administrations, ne confirmerait-il pas de facto qu’il considère lui aussi que ces différences sont devenues une vraie menace et que la situation lui échappe ?
Plus fondamentalement encore, en imposant une tenue en quelque façon « standardisée » ou anonymisée, le sens même de la neutralité de l’Etat aura été perverti. Parce qu’il a pour vocation de protéger entre autres les libertés de pensée et de culte, l’Etat n’est ni athée ni religieux. Il ne défend aucune opinion ou conviction. Il est au-dessus ou en tout cas en dehors de la mêlée. C’est à ce prix qu’il peut être accepté par tous comme gardien des libertés de chacun. On doit donc dire à la fois que l’Etat ne porte aucun signe confessionnel parce qu’il les porte tous, ou qu’il les porte tous parce qu’il n’en porte aucun.
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Tailler un costume à la neutralité, lui donner une apparence particulière, ce serait perdre ce statut particulier de l’Etat. La neutralité garante des opinions et des convictions ne serait plus qu’une opinion et une conviction neutre et insipide, au milieu de toutes les autres. Et en cherchant par la voie légale à imposer son uniforme à ses représentants et à interdire toute alternative personnalisée, cet Etat glisserait dangereusement vers un régime aux allures totalitaires. Il faut relire Hannah Arendt qui dans son ouvrage sur Les origines du totalitarisme (1951) constate que l’une des premières caractéristiques de tels régimes est précisément la dépersonnalisation des individus, soit l’effacement de leurs différences. On l’aura compris, en rêvant d’interdire les signes religieux dans la fonction publique, les partisans d’une telle mesure remettent en cause les fondements de nos libertés.
L’Etat doit restaurer avec force sa neutralité, celle qui protège les libertés de chacun, en permettant entre autres aux fonctionnaires de porter les signes de leurs convictions s’ils le souhaitent, ou de les cacher s’ils le préfèrent. Ce n’est pas dans l’apparence que se vérifie la neutralité, mais dans la façon de traiter équitablement les citoyens.
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