Stanleyville : « Spaak et Davignon ont joué avec la vie des otages »
Il y a cinquante ans, les paras belges sautaient sur Stanleyville. Nom de code de la plus grande opération de sauvetage humanitaire de notre histoire : « Dragon rouge ». Pour le chercheur Ludo De Witte, les priorités belges étaient surtout militaires, politiques et financières.
Mardi 24 novembre 1964, 6 heures : transportés par des C-130 américains, 545 para-commandos belges sont largués sur Stanleyville, aujourd’hui Kisangani. Quelque 1 600 Belges et étrangers y sont retenus en otages depuis trois mois et demi par les « Simba » (lion, en swahili), la rébellion qui occupe alors le nord-est de l’ex-Congo belge. La plus grande intervention de sauvetage militaro-humanitaire de notre histoire a commencé. Nom de code : « Dragon rouge ».
Le 26 novembre est déclenchée l’opération « Dragon noir » sur Paulis : les para-commandos belges y libèrent les étrangers menacés de mort. Six jours après le début de la mission, les paras rentrent au pays, où ils sont reçus en héros et défilent rue Royale. L’intervention a permis de libérer 2 375 otages de toutes nationalités, dont 600 Belges, au prix de 2 morts et 12 blessés dans les rangs paras. De nombreux blancs isolés, dont des religieuses et des missionnaires, n’ont pu être secourus. On compte, au total, 420 morts parmi les expatriés et des milliers de victimes congolaises.
Cinquante ans après sort, en néerlandais, un livre qui explore les dessous de l’intervention. Titré Huurlingen, geheim agenten et diplomaten (Mercenaires, agents secrets et diplomates), l’ouvrage est signé Ludo De Witte, sociologue. Entretien.
Le Vif/L’Express : Vous affirmez que Paul-Henri Spaak, le ministre des Affaire étrangères d’alors, et Etienne Davignon, son chef de cabinet, n’ont pas envoyé les paras belges à Stanleyville pour sauver des vies mais pour préserver les intérêts belges au Congo.
Ludo De Witte : Les documents que j’ai retrouvés révèlent à quel point le ministre et son bras droit ont joué, non sans cynisme, avec la sécurité des otages. Beaucoup ont été laissés sans secours, à la merci de rebelles bien décidés à se venger des massacres commis par les troupes de reconquête. La priorité belge était d’écraser rapidement le fief des Simba pour renforcer le gouvernement de Léopoldville dirigé par Moïse Tshombe et préserver les intérêts de la Société générale et d’autres compagnies. Je ne nie pas l’aspect humanitaire de l’opération. Mais Bruxelles veut surtout en finir une fois pour toutes avec le chaos qui règne au Congo, secoué depuis 1960 par des insurrections.
Quels autres reproches faites-vous à Spaak ?
Il a fermé les yeux sur l’embauche de mercenaires en Belgique, officiellement illégal. J’ai retrouvé un document qui prouve la participation de la Sûreté de l’Etat à ce recrutement. Un télex de Spaak montre que le ministre désapprouve le départ de mercenaires depuis l’aéroport de Zaventem, pas assez discret. Il souhaite que ces mercenaires partent d’un pays voisin. Dans un autre télex, Spaak mentionne certes la « cruauté » de la répression après la prise de Stanleyville. Mais quand son ambassadeur au Congo lui annonce qu’il ferme le consulat belge de « Stan » aux réfugiés congolais, afin de ne pas provoquer l’ire de Mobutu, Spaak acquiesce. N’est-ce pas de sa part une abstention coupable, de la non-assistance à personnes en danger de mort ?
Quel rôle joue Davignon dans la crise ?
Homme de confiance de Spaak, il agit en tandem avec le ministre. En tant que responsable des affaires congolaises, il rédige les projets de télex du cabinet. Il assure aussi les liaisons avec les interlocuteurs américains et britanniques, et avec les officiers belges en poste au Congo. Le même Davignon ira discuter avec Mobutu, après son coup d’Etat du 24 novembre 1965 – un an exactement après l’opération sur Stanleyville -, pour voir comment la Belgique peut aider son régime.
Huurlingen, geheim agenten et diplomaten, par Ludo De Witte, éd. Van Halewyck.
L’interview intégrale dans Le Vif/L’Express de cette semaine
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