Radicalisme: la task force de Bruxelles mal employée
A Bruxelles, la plateforme d’échange sur les « foreign terrorist fighters »a été plombée par les embargos judiciaires et un manque de communication récurrent.
Aujourd’hui, on ne parle plus beaucoup de la task force locale (TFL) « foreign terrorist fighters » de Bruxelles, le fleuron du Plan radicalisme selon la commissaire générale de la police fédérale, Catherine De Bolle. L’éloge figurait dans le rapport de la tournée européenne de la ministre québécoise de la Sécurité publique, en mars 2015. A la lueur rétro-projetée des attentats du 22 mars dernier, cette TFL aurait dû être un poste de garde avancé face au radicalisme, juste avant que ce dernier se transforme en terrorisme, mais les logiques de police administrative (ordre public, prévention) et judiciaire (champ pénal, répression) n’y ont pas toujours fait bon ménage, freinant le partage des informations et le suivi des suspects.
La première TFL « radicalisme » est née dans le Hainaut en 2008, comme le rappelle la revue Lead@Pol de la police fédérale (13/2016). Cette plateforme réunissait périodiquement les services de police fédérale et locale, les services de renseignement et le parquet pour affronter un phénomène alors en pleine expansion. La TFL de Bruxelles a vu le jour en 2010, à l’initiative du commissaire Frédéric Somville (Carrefour d’information d’arrondissement, devenu Sicad) et du directeur-coordinateur (dirco) de la police fédérale (jusqu’au 31 mai dernier), le commissaire divisionnaire Jacques Deveaux. Les réunions ont lieu au siège de la police fédérale, rue Royale. Deux fois par mois, elles s’intéressent aux foreign terrorist fighters (FTF), sous la présidence de l’Organe de coordination pour l’analyse de la menace (Ocam). D’autres séances passent en revue, hors présence du parquet et sous la direction du « dirco » ou de son représentant, l’évolution des mouvements subversifs : extrême gauche et extrême droite, sectes, séditions nationalistes étrangères…
Quel est le degré de dangerosité de tel individu, sa détermination ? Que faut-il faire avec telle association ? La TFL est le lieu idéal pour croiser des informations de police administrative et, parfois, judiciaire. L’angle est plus préventif que répressif. Il permet d’élever le niveau de « culture du renseignement » de tous les acteurs. De l’intelligence, dans le sens anglo-saxon. La TFL de Bruxelles participe ainsi à des séances de sensibilisation pour les travailleurs sociaux et les enseignants bruxellois. Via les chefs de corps et le Carrefour d’information d’arrondissement, elle a noué des contacts avec les fonctionnaires de prévention de la Région de Bruxelles-Capitale et des 19 communes. Ce rôle d’interface entre les services de police et de renseignement, d’un côté, et les communes, de l’autre, a été repris récemment par les services du ministre-président de la Région bruxelloise.
Très engagé dans la société, ce pragmatisme a fait école. Lorsqu’il est devenu procureur général de Bruxelles, Johan Delmulle, a renoncé à prendre le contrôle de la TFL et a étendu le modèle bruxellois « foreign terrorist fighters » au reste du pays. Une circulaire ministérielle Justice-Intérieur du 21 août 2015 est venue préciser les modalités de l’échange d’information et de suivi des « combattants » syriens. En principe, une « base de données dynamique », placée sous la responsabilité de l’Ocam mais gérée sur le plan technique par la police fédérale, devrait faciliter la mise à jour régulière et le partage des informations de tous les services. Elle ne fonctionne toujours pas.
La commission d’enquête parlementaire sur les attentats du 22 mars mettra-t-elle le fonctionnement de la TFL de Bruxelles à son menu ? Concrètement, qui savait quoi ? « Une zone de police reçoit une information sur Untel qui se radicalise et qui parle de Syrie, illustre un acteur. La zone rédige un PV et l’envoie au parquet, qui en discute en TFL. Si l’inquiétude est fondée, le parquet fédéral est averti et donne mission à la DR3, la section antiterrorisme de la police judiciaire fédérale de Bruxelles, d’enquêter. A partir de ce moment-là, le dossier est « fédéralisé », il y a embargo de fait, plus personne n’y touche ni ne pose de questions. » On se souvient des bourgmestres réclamant la liste de leurs radicalisés ou returnees couverts par le secret de l’instruction… Peur des fuites, souci de ne pas mettre en danger la vie des sources ou d’éveiller l’attention des personnes surveillées ? La justice avait ses raisons et les dossiers « fédéraux » sont restés sous cloche.
Esprit de collaboration en panne
Le revers de cette attitude ? Si la DR3 n’avait pas assez de personnel pour réaliser les devoirs demandés par le parquet fédéral, elle n’a pas, non plus, demandé un coup de main aux zones de police dont elle rencontrait régulièrement les représentants au sein de la task force. Il y avait pourtant des marges d’interprétation pour franchir la barrière – justifiée – qui sépare le business de la police administrative et de la police judiciaire. La pratique d’autres arrondissements le démontre. A Liège, notamment.
« Le meilleur gardien de but du monde ne peut pas arrêter tous les penalties », se défend un policier haut gradé. Sachant que le nombre de personnes encodées pour radicalisme en Région bruxelloise a plus que doublé en dix ans et que le parquet fédéral ouvre sans cesse de nouveaux dossiers « terro », le travail excédait, de loin, les forces disponibles. A la veille des attentats de Paris, la liste des individus radicalisés « Syrie » comprenait près de 900 noms, y compris les « propagandistes » et les « recruteurs » que la circulaire du 21 août 2015 ne considère plus comme des « foreign fighters ».
Dans les mois qui ont précédé les attentats de Paris et de Bruxelles, le cas des frères Abdeslam a été passé en revue à la TFL bruxelloise, parmi des centaines d’autres. Même si l’information à leur propos était maigre (surtout pour Salah), toutes les fiches ont été partagées. Y compris avec la Sûreté de l’Etat et le SGRS qui, pourtant, selon ce qui a filtré du rapport du comité permanent de contrôle des services de renseignement, « ne savaient rien sur les frères Abdeslam ». Hormis une analyse des réseaux sociaux où apparaît le nom de Salah Abdeslam, « ils (les services secrets) n’avaient pas d’informations et n’ont pas été sollicités par les services extérieurs (parquet, police) pour rechercher d’éventuelles informations concernant ces deux individus », regrette le comité R.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici