Carte blanche
Quand la société civile protège les terroristes…
C’est là un titre provocant, mais c’est la proposition de loi de Valérie Van Peel (N-VA) qui sera soumis au vote en séance plénière à la Chambre ce jeudi après-midi. Si la proposition devient loi, elle contiendra deux volets qui concernent tous les membres du personnel des institutions de la sécurité sociale.
Premièrement, ils devront communiquer des « mesures administratives nécessaires » à la demande du ministère public (obligation d’information passive). Deuxièmement, ils sont obligés de faire une déclaration au ministère public » d’une ou de plusieurs informations pouvant constituer des indices sérieux d’une infraction terroriste » (obligation d’information active). L’auteure de la proposition de loi souhaite se débarrasser de la situation actuelle, où les membres du personnel des institutions de la sécurité sociale refuseraient de transmettre certaines informations en se « cachant » derrière leur secret professionnel. Ils pourraient le faire parce que celui qui viole le secret professionnel peut être sanctionné pénalement. La proposition vise surtout les assistants sociaux.
À première vue, cette obligation de mentionner ne paraît pas provocante, mais raisonnable. Pourtant, la proposition est hautement problématique, et ce pour de nombreuses raisons.
Le secret professionnel a sa raison d’être et en outre il est déjà possible de s’en écarter
À l’heure actuelle, le secret professionnel est présenté comme quelque chose de négatif, alors que c’est une notion positive et primordiale. Il permet à tous les citoyens de se confier à son assistant social, et par extension médecin, avocat ou journaliste, sans que l’information ne soit diffusée. Sans secret professionnel, il n’est pas possible de prêter assistance à quelqu’un. Des gens qui demandent de l’aide au CPAS, à la mutuelle ou au syndicat peuvent compter sur le fait que ce qu’ils confient à l’auxiliaire social demeure confidentiel.
Le caractère absolu du secret professionnel est un mythe. Dans certains cas exceptionnels, on peut s’en écarter et c’est ce qui se passe. Sans vouloir être trop technique, il existe au moins trois circonstances où c’est déjà le cas. Premièrement, c’est le cas si le détenteur du secret professionnel doit témoigner devant un tribunal, un juge d’instruction ou une commission d’enquête parlementaire. Il y a aussi la notion d’état de nécessité, c’est-à-dire une situation où la transgression de dispositions pénales, telles que le secret professionnel, est le seul moyen de préserver les valeurs ou les intérêts reconnus par la loi. Il est évident que cela vaut pour les infractions graves au droit à l’intégrité physique. Finalement, celui qui s’abstient de venir en aide ou de procurer une aide à une personne exposée à un péril grave.
Les assistants sociaux font leur job en âme et conscience et la loi actuelle leur permet parfaitement de juger quand ils doivent transmettre une information. Ce n’est pas sans raison si la proposition a été critiquée par tous les acteurs du terrain, comme l’Union des villes et communes flamandes (VVSG), la fédération des CPAS et beaucoup d’autres organisations. Aussi l’assertion que les assistants sociaux sont eux-mêmes demandeurs d’une réglementation sonne-t-elle très creux.
Il est étonnant que le motif de la loi ne soit pas directement lié à la lutte contre le terrorisme. L’auteure de la proposition était en colère parce que certains djihadistes partis combattre en Syrie (revenus) percevaient une indemnité du CPAS par exemple. Si c’était effectivement injuste, c’était facile à résoudre sans limiter le secret professionnel. Il ne s’agissait donc pas du fait que le CPAS rapportait des informations à propos d’un crime terroriste, mais uniquement d’une discussion autour d’une indemnité.
Une proposition contre-productive
Comme toutes les propositions en matière de terrorisme, la présente est également vendue comme si elle allait protéger la population contre le terrorisme. Or, elle est tout à fait contre-productive et même dangereuse. Les assistants sociaux ont justement pour objectif d’être à l’écoute et d’essayer de chercher des solutions avec le chômeur, le malade ou le bénéficiaire d’un revenu minimum. S’il y a parmi ces personnes certaines qui sont sensibles à l’endoctrinement de terroristes, comment oseront-elles encore se confier à leur assistant social si elles savent que ce dernier est obligé de transmettre l’information au parquet et à la police ? Il y aura donc plus de gens dont on ignorera à quel point ils sont vraiment influencés par les terroristes. Comment le gouvernement peut-il encore prétendre que la prévention « joue également un rôle très important dans la lutte contre le terrorisme » si cette prévention est à ce point muselée ?
En outre, l’affluence d’informations risque d’être trop importante à maîtriser. Il n’y a pas de chiffres exacts, mais pour cette loi, il faudra que des milliers de personnes transfèrent leurs informations. La proposition vaut en effet pour tous les membres de personnel d’institutions de la sécurité sociale et il y en a beaucoup. Elle vaut même pour le cuisinier, le jardinier et le réceptionniste (rapport commission terrorisme 2050/006, p.37) Aussi les parquets risquent-ils de se voir submerger d’informations, car beaucoup n’oseront pas prendre de risques et transmettre tout ce qu’ils savent (Le Soir). C’est pourtant la raison principale de l’échec de la lutte contre le terrorisme aux États-Unis et de ses bévues régulières en Europe. On rassemble une masse de données et on ne se focalise plus sur les individus vraiment dangereux. On ne voit plus les arbres à travers la forêt. Ce risque a été évoqué dans la commission terrorisme lors du débat autour de la proposition de loi (rapport commission terrorisme 2050/006, p.7), mais on continue en dépit du bon sens.
Cette proposition sera rapidement appliquée à d’autres professions pour d’autres délits
Il faut être aveugle pour s’imaginer que la proposition « serait limitée « aux assistants sociaux du CPAS, mutuelles et syndicats et non aux médecins, avocats et journalistes.
Les partis du gouvernement admettent d’ailleurs que c’était un choix conscient parce qu’il leur permet de faire voter la proposition plus rapidement (rapport commission terrorisme 2050/006, p. 11-13). Or, que constatons-nous ? Koen Geens souhaite limiter encore davantage le secret professionnel avec la future loi « Potpourri V », y compris pour d’autres groupes de professions. À terme, il est donc tout sauf exclu qu’on se demande pourquoi un assistant social et non un journaliste doit communiquer « s’il a connaissance d’une ou plusieurs informations qui peuvent indiquer un délit terroriste ? Ou un médecin ? Les discussions sur le secret de sources de journalistes allaient déjà dans ce sens.
Comment tous ces groupes professionnels doivent-ils s’ailleurs décider si quelque chose est « un indice sérieuse » de terrorisme, dont ce n’est pas un hasard si c’est l’une des critiques principales du Conseil de l’État ? C’est du travail pour la police. À moins que l’intention de l’auteure de la proposition de loi soit de transformer ces gens en espèce d’agent de police (rapport commission terrorisme 2050/006, p. 42). En pratique, cela redeviendra à ça, car au lieu d’exercer leur métier, ils devront réfléchir en permanence s’ils doivent partager telle ou telle information.
« Indications sérieuses » ou soupçons, la rengaine commence à être connue. Jeudi passé, la loi très contestée sur les étrangers a été approuvée dans la Chambre. Celle-ci donne le pouvoir aux autorités d’expulser quelqu’un sans qu’il soit condamné, donc uniquement sur base de soupçons. Il est pourtant primordial de montrer à l’opinion publique que les droits qui périssent dans la lutte contre le terrorisme risquent aussi de se perdre pour chacun d’entre nous. Le schéma commence en effet à être connu : la proposition de loi est d’abord limitée au « terrorisme », car qui pourrait être contre ? Mais de cette manière, l’exception est intégrée dans la législation et vous pouvez être certain qu’elle sera élargie à d’autres délits. Ce dernier élément a d’ailleurs été explicitement rappelé dans la commission terrorisme (rapport commission terrorisme 2050/10, p. 10).
La criminalisation de la société civile
Plus fondamentalement cette proposition de loi témoigne d’une méfiance, pour ne pas dire aversion, contre la société civile. C’est fort qu’un parti du gouvernement répande ouvertement l’idée que c’est la société civile qui protège les terroristes. Sur les visuels de la N-VA, les flèches sont dirigées sans vergogne sur « les CPAS, Fedasil, les mutuelles et les syndicats », dont « le secret professionnel ne protège plus le citoyen, mais les terroristes ».
Alors qu’une société civile forte devrait être et rester l’une des digues principales dans la lutte contre le terrorisme, elle est criminalisée en une phrase et une proposition. Cette proposition ne manquera pas de renforcer la polarisation de la société.
Tout comme pour la Loi sur les Étrangers, la position de CD&V en Open VLD – qui ont défendu cette proposition avec enthousiasme dans la Commission terrorisme – pose question. L’Open VLD restreint l’état de droit, qu »il prétend protéger. Et au lieu de garantir une société civile forte, le CD&V renforce la dichotomie dans la société. L’opposition entre leurs principes et leur manière de voter grandit de jour en jour.
En quel état est notre démocratie s’il ne se passe plus une séance plénière où l’on approuve l’une ou l’autre loi qui n’augmente pas la sécurité des citoyens, mais retire lentement, mais sûrement les piliers de l’état de droit ?
En quel état est notre démocratie s’il ne se passe plus une séance plénière où l’on approuve l’une ou l’autre loi qui n’augmente pas la sécurité des citoyens, mais retire lentement, mais sûrement les piliers de l’état de droit ? Pendant longtemps, il y a eu très peu de critiques contre ces évolutions. La nouvelle Loi sur les étrangers a ouvert les yeux à une partie grandissante du public démocratique. Le secret professionnel est un nouveau test. Désormais, tout démocrate a intérêt à suivre ces évolutions de près et à expliquer à l’opinion publique plus large que ce qui semble écrit aujourd’hui pour les terroristes peut les toucher à terme aussi et n’assure pas du tout cette société promise et plus sûre.
Jan Buelens et Lies Michielsen
Les auteurs sont avocats pour Progress Lawyers Network et respectivement professeur en droit social et collaboratrice bénévole à l’Université d’Anvers
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