Carte blanche
Pour la gratuité des besoins de base
Le débat sur l’allocation universelle (ou revenu de base) revient à intervalles réguliers. ECOLO vient à nouveau de le mettre en débat. Et tout aussi régulièrement, il ouvre des débats acharnés entre opposants et partisans de ce principe, singulièrement à gauche.
Les partisans de l’allocation signalent, à juste titre, que c’est un outil afin de donner un droit inconditionnel à bénéficier de moyens de subsistance sans devoir vendre sa force de travail, ce qui, à l’heure du chômage de masse et des boulots vides de sens (voir écologiquement nuisibles) engendrés par notre société hyperconsumériste, est une façon de stopper la course à la croissance qui détruit la planète, et d’autonomiser chaque citoyen en lui donnant la capacité de dire « non ».
Les opposants rappellent, tout aussi justement, que le sous-emploi structurel est causé par la fin de la réduction collective du temps de travail, que répartir le travail est une nécessité et que pour être finançable (et supérieure au seuil de pauvreté), cette allocation nécessiterait des moyens très conséquents qui potentiellement seraient soustraits à la sécurité sociale, conquête centrale de la gauche. Cette crainte est renforcée par le rapport de force actuel (même si s’y résigner est plutôt triste) et par le fait que des figures libérales soutiennent également cette revendication. Bref, l’allocation universelle risque de se muer en cheval de Troie des libéraux.
Et s’il était possible de rencontrer les objectifs de l’allocation universelle sans en encourir les risques ? Car il existe bien une revendication qui soit à la fois socialement juste et non-productiviste. Cette revendication est celle de la gratuité des besoins de base.
Il n’est pas normal de payer au même prix, les litres d’eau nécessaire pour boire ou se laver, et ceux destinés à remplir une piscine privée. Les kilowatts d’électricité nécessaires à éclairer notre habitation ou à chauffer nos repas n’ont pas la même utilité que ceux destinés à éclairer le domaine et la façade d’une grande demeure bourgeoise. Le gaz ou le mazout pour chauffer une habitation modeste n’ont pas la même utilité que ceux destinés à chauffer d’immenses villas quatre façades. Le carburant dans un bus transportant cinquante personnes n’a pas la même utilité que celui qui propulse une voiture de luxe et son seul conducteur.
Partant de ces postulats, pourquoi ne pas instaurer une tarification progressive qui tout à la fois permettrait la gratuité d’un nombre nécessaire de litres d’eau, kilowatts d’électricité, mètres cubes de gaz par habitation (en fonction de la composition familiale), et dissuaderait la surconsommation et les pratiques ostentatoires qui détruisent la planète ? Pour l’eau, le principe de la tarification progressive et de la gratuité des premiers mètres cubes existe déjà partiellement à Bruxelles. Il pourrait être amélioré (plus de progressivité) et étendu à la Wallonie. Pour l’électricité et les carburants, une législation nouvelle serait nécessaire, mais la mesure pourrait être neutre budgétairement.
En outre, il s’agirait de réfléchir à l’extension de ce principe à d’autres domaines. La mobilité est un droit. Les transports en commun sont déjà largement subsidiés, les rendre totalement gratuits (couplé à une offre suffisante) est à la fois juste socialement et souhaitable écologiquement. Quant à l’alimentation, il est évidemment plus sensible de trouver des solutions sans altérer la liberté de chacun. Il ne s’agit pas d’instaurer des sortes de « tickets de rationnement ». Mais, sur le même principe que celui des chèques-repas, il devrait être possible d’assurer un principe solidaire permettant à chacun d’avoir accès à une nourriture saine. Une option pourrait être le recours à une monnaie complémentaire, ce qui en outre permettrait d’orienter la consommation vers les producteurs locaux aux dépens de l’industrie agroalimentaire. Une première démarche, plus simple à mettre en oeuvre rapidement, serait la gratuité des repas dans les cantines scolaires. Ces dernières mesures ne sont pas neutres budgétairement, et participent donc nécessairement de la redistribution des richesses (comme la réduction du temps de travail ou l’allocation universelle). Mais elles mettent en jeu des sommes moindres et sont envisageables à l’échelle régionale, voire locale.
Notre société est plus riche que jamais. Dans le même temps, la logique productiviste qui la gouverne a un impact majeur sur l’environnement. Il reste très peu de temps pour relever le défi climatique et il y a urgence pour les autorités politiques à prendre des mesures transformatrices. La gratuité des besoins de base serait à la fois une façon de répartir plus justement les richesses produites et de proposer un modèle plus résilient, un modèle basé sur la valeur d’usage et plus sur la valeur d’échange.
Pierre Eyben, chercheur
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